Thibaut de Champagne / Alla Francesca
Le Chansonnier du Roi. Amour courtois et chevalerie au XIIIe siècle


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medieval.org
diverdi.com
æon AECD 1221
2012








1. Chançon ferai, que talenz m’en est pris   [5:52]
chanson d’amour
chant EV PB, rote, luth, vièle

2. Onques n’amai   [1:25]
motet
anonyme · vièle, cistre

3. De fine amor vient seance et biautez   [6:28]
chanson d’amour
voix parlée PB, chant BL, cistre

4. Qui loiaument sert s’amie   [1:41]
motet
anonyme · vièle, harpe, luth, percussion MG

5. J’aloie l’autrier errant   [5:15]
pastourelle
chant EV, vièle, luth, percussion BL

6. Nus hom ne puet ami reconforter   [7:01]
chanson d’amour
chant PB, vièle

7. Septime estampie real   [3:12]
danse
anonyme · cistre, vièle, percussion BL

8. Dame, merci, une rien vos demantdébat   [4:49]
chant EV BL, cistre

9. En talent ai que je die   [2:58]
chanson historique
Hue de la Ferté · chant PB EV, cistre, percussion BL

10. Pour conforter ma pesance faz un son   [2:21]
chanson d’amour
chant EV, harpe

11. L’autrier par la matinee   [3:24]
pastourelle
chant PB BL, vièle, percussion MG

12. Dou tresdouz non a la virge Marie   [5:35]
chanson pieuse
chant BL, cloches

13. Au tans plein de félonie   [3:16]
chanson de croisade
chant EV PB, vièle

14. Danse real   [2:21]
danse instrumental
anonyme · rote, luth, vièle

15. Seignor, saichies qui or ne s’en ira   [4:33]
chanson de croisade
chant PB EV, vièle, luth, rote, percussion BL

16. Quinte estampie real   [3:47]
danse
anonyme · vièle, luth, rote







Alla Francesca
www.allafrancesca.fr
Brigitte Lesne
www.brigittelesne.fr

Vivabiancaluna Biffi
vièle [Richard Earle] & archet [Marco Casiraghi]: 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8, 11, 13, 14, 15, 16

Pierre Bourhis (PB)
chant: 1, 6, 9, 11, 13, 15
voix parlée: 3

Michaël Grébil (MG)
luth [Marcus Wesche]: 1, 4, 5, 14, 15, 16
cistres [Ugo casalonga]: 2, 3, 7, 8, 9
percussion: 4, 11

Brigitte Lesne (BL)
chant: 3, 8, 11, 12
harpe-psaltérion (“rote”) [Yves d‘Arcizas]: 1, 14, 15, 16
harpe médiévale [Yves d‘Arcizas]: 4, 10
percussion : 5, 7, 9, 15

Emmanuel Vistorky (EV)
chant : 1, 5, 8, 9, 10, 13, 15


Direction musicale, conception du programme et transcriptions: Brigitte lesne
La création de ce programme a été rendue possible grâce au soutien de
The Florence Gould Foundation | The Annenberg Foundation | Champagne Taittinger
Et le précieux concours de The Hudson Review
Qu’ils en soient ici remerciés.


Centre de musique médiévale de Paris
allafrancesca@wanadoo.fr / www.allafrancesca.fr

Direction artistique: Dominique Daigremont.
Prise de son, montage, mixage and mastering: Frédéric Briant.
Enregistrement: 18-21/10/2011, Église évangélique allemande, Paris.
Direction artistique æon: Damien Pousset. Production æon: Kaisa Pousset.
 16, rue du Faubourg Montmartre, 75009 Paris.
© 2012 æon (Outhere France)

English liner notes


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Thibaut de Champagne, roi de Navarre, nous a laissé une soixantaine de chansons – fait remarquable pour son époque – parmi lesquelles une sélection n’a pas été aisée, tant poésies et mélodies forment des miniatures que l’on aimerait toutes faire revivre aujourd’hui.

Chaque chanson est un monde à recréer, au service du texte et de la mélodie qui le porte, avec un choix d’accompagnement instrumental – toujours improvisé – qui en soit le vecteur et la parure. J’ai ainsi tenté de tisser une tapisserie sur la trame des mots et des notes du trouvère, chaque chanson apportant sa nuance à la chatoyance des couleurs. Le fil en est le prestigieux «manuscrit du roi» dans lequel ont été choisies toutes les compositions de cet enregistrement.

Quelques rares touches ont été ajoutées ici et là: plusieurs refrains, notés sans mélodie dans «Chançon ferai», reconstitués à partir de différents motets (dont «Onques n’amai»); contrepoints proposés sur les deux chansons de croisade (écrits dans le style des compositions sacrées de l’époque); insertion de danses mesurées (selon les modes rythmiques en usage) dans certaines chansons...

Amour surtout, mais aussi allégorie, politique, ironie, enfin spiritualité, animent successivement ce tableau imaginaire de l’œuvre de Thibaut de Champagne...




Thibaut de Champagne
(1201-1253)

Sa naissance même place Thibaut de Champagne au cœur d’un intense bouillonnement artistique. Fils de Thibaut III de Champagne et de Blanche de Navarre, il est en effet le petit-fils de Marie de Champagne et l’arrière petit-fils d’Aliénor d’Aquitaine, toutes deux protectrices de nombreux trouveurs. La première, passionnée par la doctrine érotique de l’amour courtois, compte parmi ses protégés Guiot de Provins, Chrétien de Troyes et Gace Brulé. La seconde, petite-fille du plus ancien troubadour connu, Guilhem IX d’Aquitaine, entraîna à sa suite nombre de troubadours en France et jusqu’en Angleterre. La Champagne fait ainsi figure de lieu d’élection du mouvement poético-littéraire de langue d’oïl.

Influencé par Gace Brulé, Thibaut est en relation avec différents trouvères parmi lesquels Philippe de Nanteuil, Raoul de Soissons, Thibaut de Blaison et peut-être Guillaume le Vinier. Le nombre de ses compositions et plus encore celui des sources dans lesquelles elles sont conservées (pas moins de trente-deux manuscrits) témoignent de sa popularité. L’estime en laquelle il était tenu de son vivant est attestée quant à elle par les nombreuses citations dont il fit l’objet, des Grandes Chroniques de France à Dante, qui le classe parmi les “poètes illustres” dans le De vulgari eloquentia.

Trouvère divers, il s’adonne volontiers à tous genres lyriques monodiques: chansons courtoises, chansons à refrain(s), pastourelles, jeux partis, tensons, lai, chansons mariales. Il sait faire preuve d’inventivité dans les textes, n’hésitant pas à revisiter les “classiques” avec une touche d’humour. Sa liberté de ton peu commune alliée au raffinement de sa rhétorique, la condescendance dont il teinte parfois ses vers ne laissent néanmoins jamais oublier sa naissance, non plus que son rôle politique, souvent évoqué, fût-ce brièvement.


Le chansonnier du Roi

Le manuscrit dont sont extraites toutes les pièces enregistrées (1), tel qu’il est parvenu jusqu’à nous, est le fruit d’une longue histoire, commencée dès la seconde moitié du XIIIe s. Chansonnier composite, il renferme essentiellement des monodies d’oïl et d’oc mais aussi des polyphonies, chansons latines et danses instrumentales. Trois de ses cahiers composent une entité à part ajoutée postérieurement au corpus initial par un copiste probablement issu d’un scriptorium italien: soixante chansons, toutes – sauf la dernière – de Thibaut de Champagne. La partie la plus ancienne du manuscrit n’est pas antérieure à la mi-XIIIe et aurait été achevée au plus tard vers 1300. Elle renferme plus de 450 chansons de trouvères, 55 chansons de troubadours, 40 motets et 3 lais. De nombreux ajouts ont été notés sur des folios ou parties de folios vierges : une quinzaine de chansons d’oc et d’oïl, une dizaine de pièces instrumentales, quelques rondeaux et motets, 5 chansons mariales en latin et un fragment poétique daté de 1494 mentionnant le couronnement de Charles VIII dix années plus tôt.

L’origine du chansonnier, quant à elle, pose questions. Selon certains chercheurs, il aurait été copié en Artois, comme nombre d’autres chansonniers d’oïl. Pour d’autres, il aurait été destiné à Guillaume de Villehardouin, prince de la Morée entre 1245 et 1278 avant d’être “révisé” pour Charles d’Anjou. Les preuves manquent encore pour adopter l’une ou l’autre hypothèse: certes, le manuscrit est lié à d’autres témoins artésiens – en particulier le chansonnier dit “de Noailles” (2) – mais il présente toutefois avec eux des divergences notables de graphie, de décoration et même de contenu.

Richement décoré, il a été mutilé entre le XIVe et le XVIIIe d’une grande partie des lettres historiées figurant les trouvères. Acheté par Mazarin pour sa propre bibliothèque vers 1640, il est entré à la Bibliothèque du Roi en 1668, prenant ainsi le surnom de “chansonnier du Roi”.


Les chansons

Amoureux, cultivé, politicien, railleur, pieux, combattant... Le roi-trouvère révèle de multiples facettes. A l’instar de ses contemporains, il chante l’amour courtois: la plupart de ses chansons sont adressées à sa dame, “la meillor qui soit en tot le mont”, selon Chançon ferai, canso (3) décasyllabique – comme la plupart de ses textes – achevant chacune de ses strophes par un refrain différent. Nus hom et Pour conforter incluent aussi des refrains et jouent de formes hétérométriques et de répétitions musicales internes. Si Chançon ferai et Pour conforter s’enrichissent de références poétiques anciennes à Tristan et Jason, Nus hom laisse transparaître le politique, et l’envoi à Philippe de Nanteuil date probablement la chanson d’une des périodes de révolte contre la royauté: 1226- 27 ou 1235-36. De fine amor livre en une mélodie syllabique des généralités sur l’amour: elle a servi de modèle à une autre chanson courtoise et a été citée par Dante, preuves indéniables de son succès.

Originaire de la Provence du XIIe siècle, la tenson est un dialogue fictif traitant de l’amour: Dame, merci offre une mélodie complexe et étendue. Thibaut y pratique l’auto-dérision, glissant dans le texte une allusion ironique à son embonpoint.

Illustrations d’un amour plus léger, les deux pastourelles divergent dans leurs choix: aux mélismes de J’aloie l’autrier, hétérométrique, s’opposent le syllabisme et les hexasyllabes réguliers de L’autrier par la matinee. Toutes deux y présentent un chevalier pitoyable, mis en fuite par des bergers menaçants ou une bergère goguenarde.

Le renouveau du culte de la Vierge, dès le XIe s., introduit chez les trouvères un contrepoint à l’amour terrestre. Dou tres douz non égrène les lettres composant le nom de “Maria”. Le syllabisme presque total de la chanson laisse percevoir la complexité de jeux de mots et de sonorités poétiques d’une grande richesse symbolique.

Les chansons de croisade Au tans plain de felonie et Seignor, saichiés peignent un seigneur combattant, au terme d’un parcours humain et spirituel qui le conduit, comme nombre de ses contemporains, à défendre le “saint païs”. La première, déroule, chose rare chez Thibaut, une forme musicale continue. L’envoi de la seconde, en forme de prière à la Vierge, forme un écho à la piété mariale de Dou tres douz non.

Tout autre est le personnage décrit par Hue de La Ferté, seigneur angevin allié aux barons révoltés dans les années 1226-1230. Le texte d’En talent, d’une rare virulence, critique, outre le comte de Champagne – félon “dorez d’envie” –, la régence de Blanche de Castille, qu’il accuse d’affaiblir le royaume.

Les pièces instrumentales choisies constituent une manière d’écrin au “dire” du poète. Les motets sont des compositions juxtaposant une ou plusieurs voix nouvellement créées à une mélodie le plus souvent d’origine liturgique. L’emploi de nombreux mélismes combinée à la tension intervallique d’Onques n’amai contraste avec la plus grande sobriété de Qui loiaument. Les danses, enfin, témoignent d’une courtoisie festive. Ajouts tardifs au chansonnier, elles constituent les seuls exemples médiévaux notés de musique instrumentale. Formées d’une succession de sections appelées puncta, elles se caractérisent par la multiplicité de leurs répétitions internes. Chacune des sections se conclut par une cadence, alternativement suspensive et conclusive.

Du dire poétique au chant instrumental, l’expression de la courtoisie médiévale s’offre ici sous de multiples aspects. Elle donne à entendre, au-delà de l’œuvre d’un poète qui livre sa propre histoire personnelle, une partie de son univers familier. Et cet univers, s’il est riche d’un héritage poético-musical ancien, emprunte tout autant aux divertissements dansés lors des fêtes seigneuriales ou au monde polyphonique contemporain des clercs.

Anne Ibos-Augé


1. Paris, BnF, fr. 844.
2. Paris, BnF, fr. 12615.
3. Le terme désigne une chanson dont les deux premières phrases mélodiques sont répétées.


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“Une belle rencontre, humaine et artistique, est à l’origine de ce programme: Paula Deitz, écrivain et journaliste, directrice de The Hudson Review, poursuit une recherche sur la France de Thibaut de Champagne, les lieux qu’il a visités, les traces qu’il y a laissées. Son désir d’adjoindre un univers sonore à ce projet est naturellement entré en résonance avec celui de Brigitte Lesne, passionnée par la poésie lyrique médiévale dont Thibaut est un des plus éminents représentants. Ainsi est né cet enregistrement, après sa création en concert en 2011.”