L'Art de Guillaume de Machaut
Ars Antiqua de Paris


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medieval.org

1974
Arion ARN 38 252




A

1 - Mes esperis se combat   [2:08]
2 - Hoquet David (instrumental)   [2:10]
3 - Tuit mi penser   [2:15]
4 - Plus dur que dyamant (instrumental; harpe)   [1:55]
5 - Rose liz   [4:20]
6 - Plus dur que dyamant (instrumental; luth)   [1:55]
7 - Tels rit au main qui au soir pleure   [2:45]
8 - Ma fin est mon commencement   [5:23]


B

1 - Douce dame tant com' vivray   [2:45]
2 - Chanson roîale (instrumental; flûte sopranino)   [0:43]
3 - Douce dame jolie   [1:53]
4 - Chanson roîale (instrumental; musette)   [0:43]
5 - Plourez dame   [3:15]
6 - Ce qui soutient moy (instrumental)   [1:17]
7 - Dame à vous sans retollir   [2:52]
8 - Sans cœur dolens   [4:55]
9 - Dame de qui toute ma joye vient   [3:25]






Ars Antiqua de Paris
Michel Sanvoisin

Joseph Sage • contre-ténor
Mireille Reculard • basse et dessus de viole
Jean Reculard • basse de viole
Michel Sanvoisin • flûtes, cromorne, musettes
Marielle Nordmann • harpe





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Guillaume de Machaut et l'Ars nova

L'AN 1300 est une date-charnière de l'histoire de la musique: il marque le déclin de l'Ars antique et situe conjecturalement (1300? 1303? 1307?) la naissance d'un réformateur audacieux qui eut le rare privilège de passer à la postérité à la fois comme un poète et comme un musicien de première grandeur, figure essentielle de ce qui va devenir sous sa géniale impulsion, l'Ars nova: Guillaume de Machaut (ou Machault).

Peu d'époques, par ses préoccupations esthétiques, ont été aussi proches de la nôtre que ce XIVe siècle qui nous paraît si lointain et si rude par ses mœurs. Il n'est pas jusqu'au nom de quelques-uns de ses princes qui n'entretienne en notre mémoire le souvenir d'une sinistre réputation. Pour «Bel» qu'il fut, Philippe n'en était pas moins un fourbe et un prévaricateur; Louis X s'empressa de suivre l'exemple paternel en cédant à des vivacités de caractère qui lui valurent d'être surnommé le Hutin. Quant à Charles le Mauvais, l'un des maîtres de notre Guillaume... Et puis n'oublions pas: 1337, début d'une guerre, par commodité dite de Cent Ans, dont le premier épisode fut si désastreux pour la France alors même qu'artistiquement, et tout particulièrement sur le plan musical, notre pays exerçait une incontestable suprématie.

Guillaume de Machaut va appartenir à son temps, totalement, par l'accomplissement de chacun des aspects de sa personnalité universelle: homme de cour, homme de cœur, homme d'église, homme de lettres et de musique. L'homme de cour, c'est le secrétaire et le conseiller de Jean de Luxembourg qu'il suit dans tous ses déplacements, en Flandres, en Italie, en Allemagne, en Lithuanie, en Russie, puis de sa fille Bonne de Luxembourg dont il servira les deux fils, le duc de Berry et le Dauphin, futur Charles V! L'homme de cœur, c'est le héros grison d'un amour (platonique?) avec une admiratrice de vingt ans, Péronne d'Armentières, qu'il immortalisera dans un roman lyrique, le Veoir dict. L'homme d'église, c'est le chanoine de la cathédrale de Reims qui se fixe en cette ville en 1337, précisément. Il rédige une grande partie de son œuvre poétique et musicale à l'ombre de la basilique où sera exécutée la première messe entièrement composée par un seul musicien et dite, abusivement sans doute «du sacre de Charles V» auquel, cependant, Machaut assistera le 19 mai 1364. Il mourra à Reims, au cœur de cette Champagne d'où il est vraisemblablement originaire, en avril 1377. Ainsi, nous le constatons déjà, Machaut nous fournit l'image du premier compositeur dont la personnalité s'affirme nettement, tout comme vers la même époque (1360) dans le domaine de la peinture, l'enlumineur Gérard d'Orléans donne, avec le portrait de Jean le Bon, le premier tableau de l'école française. La raison majeure de cette individualisation de la fraction de musicien: la possession par Machaut d'un langage accompli et stable dont il explore toutes les ressources. Cette remarque est l'occasion de dire ce en quoi l'Ars nova qu'il représente, s'oppose à l'Ars antique de Pérotin.

Le nom d'Ars nova est celui d'un traité de Philippe de Vitry, grand théoricien et remarquable musicien contemporain de Machaut (1291-1361). L'aspect révolutionnaire de cet Ars nova est d'abord d'ébranler le règne de la quarte et de la quinte sur lesquels était fondée la syntaxe harmonique de l'Ars antique, en introduisant l'usage de la tierce et de la sixte. Cela revient à dire que l'Ars nova oriente résolument la musique vers l'harmonie tonale moderne, en instaurant avec la relation tonique-dominante, la fonction déterminante de la sensible. De ce fait, la musique devient «expressive» puisqu'elle est à même de traduire toutes les nuances de la passion. Alors qu'avant Machaut une même musique était propre à traiter indifféremment un texte profane ou un texte religieux, on observe une progressive délimitation des genres. La notion de «beau musical» qui naît avec la musique savante de l'Ars nova, ouvre un débat qui dure encore: l'esthétique doit-elle prendre le pas sur la fonction liturgique de la musique? Dès 1322, conscient du danger, le pape avignonnais Jean XXII (protecteur de Machaut!) prend position en rédigeant la célèbre bulle «Docta sanctorum».

Si nous voulons être plus précis quant à la caractérisation des deux écoles de la polyphonie occidentale, nous observerons, sans manquer de se référer aux travaux d'Armand Machabey que l'Ars antique accorde des valeurs relatives déterminées aux signes de la notation carrée liturgique; que l'usage généralisé des «modi», c'est-à-dire de cellules ternaires analogues aux mètres antiques, impose la mesure ternaire.

Au contraire, l'Ars nova affirmera le rôle de la mesure binaire. En modifiant, ce qui est capital, la définition du terme modus, il admet une division soit binaire, soit ternaire de la longue. Autre élément important: la notation s'accroît de valeurs brèves et de notes longues. Enfin, des signes de mesure apparaissent.

Dans le cas précis – et unique – de Machaut, la réforme musicale qu'il a entreprise va de pair, nous l'avons dit en commençant, avec la réforme poétique.

L'histoire de la poésie du Moyen Age, rappelons-le, se divise en deux périodes: celle de la ménestrandie et celle de la rhétorique. Avec la ménestrandie, poésie et musique sont intimement liées: le trouvère est doublé d'un musicien. Son interprète est le jongleur qui chante et récite en public.

Les rhétoriqueurs (entendons par rhétorique, art poétique) écrivent directement pour le lecteur. Machaut est le premier rhétoricien. Les manuscrits se multiplient, et ceux qui écoutaient le jongleur apprennent à lire. Le récitant est devenu copiste. De ce passage de l'oral à l'écrit résulte la mise au point de formes poétiques fixes: rondel, ballade, chant royal (qui est une «complication» de celle-ci), lai et virelai. L'art poétique narratif et libre devient plus spéculatif, obéissant à des règles précises et rigoureuses qui concernent les jeux de rimes et de mètres. Les recherches formelles prennent le pas sur la matière poétique elle-même. Les thèmes traités par Machaut restent galants et marqués par l'influence du Roman de la Rose. Certains experts voient en cette stricte observance des règles nouvelles de la versification et de la poétrie (catalogue des accessoires du style) appliquée à des sujets traditionnels, le signe d'un appauvrissement de l'invention durant toute cette première moitié du XIVe siècle. Mais cette nouvelle «rhétorique» dans laquelle Machaut est passé maître ne va-t-elle pas ouvrir la voie aux admirables, aux irremplaçables poètes que sont Eustache Deschamps, Christine de Pisan, Charles d'Orléans, François Villon? Et Machaut le premier ne saura-t-il pas assouplir la rigueur un peu cérébrale de l'élaboration poétique par l'invention de longs mélismes assimilables à des vocalises mais mesurés et construits comme la mélodie qui leur sert de base?

Sa production poétique est abondante. Deux cents ballades dont quarante-deux musiquées; vingt-et-un rondeaux; trentre-trois virelais; une complainte, une chanson royale; vingt-trois motets; dix-neuf lais notés; la messe et un double hoquet.

A partir de cette énumération, nous allons approcher la réalité de ce qu'il nous est proposé d'écouter et qui reflète bien l'originalité et la diversité du génie de Machaut, tout en apportant quelques précisions sur les formes traitées.

Commençons par la dernière citée, le hoquet. Le hoquet est pour le musicien de l'Ars nova une manière de se montrer d'avant-garde jusqu'à la gratuité. L'abus de cet artifice d'écriture aboutira en effet à créer une surcharge de la polyphonie rendant inintelligible le texte mis en musique. Le principe du hoquet est le suivant: tandis qu'une voix chante une phrase, une autre voix scande en sons brefs et saccadés le milieu de la valeur des notes, créant ainsi un rythme syncopé.

Le groupe instrumental Ars antiqua joue le hoquet sur David, celui qui clôt le graduel Viderunt sur lequel Pérotin avait déjà écrit un organum. Le hoquet David est donné ici dans une version instrumentale: harpe, flûte et viole lui restituent sa vigueur.

La ballade, à l'origine chanson à danser, est une forme poétique célèbre entre toutes grâce à Charles d'Orléans et François Villon. Guillaume de Machaut en a définitivement fixé les règles. Il la traite en mélodie accompagnée d'une, de deux ou de trois parties instrumentales, en trois couplets suivis d'un refrain. Seize de ces ballades sont écrites à deux voix. Trois à deux ou trois voix chantantes. Trente-sept sont monodiques. Une est isorythmique. Machaut prévoit en outré qu'on «mette telle ou telle sur les instruments».

Dans la ballade décasyllabique «Mes espoirs se combat», la voix de haute-contre se détache sur deux parties de contratenor et de tenor confiées l'une au luth, l'autre à la viole.

Le virelai, que Machaut désigne également sous le nom de «chanson balladée», est aussi à l'origine une chanson à danser. Sa forme est de trois couplets sur deux rimes, précédés d'un refrain qu'on répète après chacun d'eux. Vingt-quatre des virelais de Machaut sont monodiques. Tuit mi penser est un bel exemple de la monodie expressive inventée par notre musicien.

Plus dur que dyamant est un virelai dont nous entendons deux versions instrumentales, l'une sur la harpe, l'autre sur le luth.

Rose, liz, printemps, verdure est un des plus exquis rondeaux composés par Machaut. La fraîcheur de son lyrisme laisse pressentir Ronsard. La musique se montre parfaitement à la hauteur du poème. La maîtrise contrapuntique, l'invention toute personnelle du musicien rémois éclatent ici: la voix est sertie par quatre parties instrumentales: le triplum supérieur est confié au luth, le contratenor à la flûte, le tenor et le contratenor II à deux violes. La structure musicale est la suivante: les vers 1, 3, 4, 5 et 7 sont chantés sur la mélodie du premier vers; les vers 2, 6 et 8 sur celle du deuxième. La complainte tirée du Remède de fortune est monodique.

Tels rit au main qui le soir pleure est un vers proverbial qui sera souvent repris par les poètes (Tel qui rit vendredi dimanche pleurera). Ligne souple, libre de carrure, empreinte d'une saveur populaire.

Le rondeau Ma fin est mon commencement est l'exemple type de la composition spéculative dont le texte est l'exacte description du procédé musical mis en œuvre pour le chanter. Ce poème sibyllin fournit au musicien l'occasion d'utiliser un artifice contrapuntique bien connu ajourd'hui mais neuf à son époque: l'imitation rétrograde ou «à l'écrevisse», consistant à reproduire une phrase musicale en commençant par la fin et en avançant à reculons. Chaque reprise est ici variée par un dispositif instrumental différent.

Pour le rondeau Douce dame tant com' vivray, la voix est soutenue par une partie de tenor confiée à la mœlleuse flûte grave.

La chanson roîale est, nous l'avons dit, une forme amplifiée de la ballade. Celle de Machaut trouve ici une transposition heureuse sur la flûte sopranino et la musette.

Le virelai Douce dame jolie est monodique. L'élégance de la ligne mélodique défie l'analyse.

Plourez dames est incontestablement une des ballades les plus réussies de Machaut, d'une harmonie raffinée, d'un climat de mélancolie pénétrant. La souplesse de la ligne vocale épouse étroitement les intentions du poème et le saut de septième de la vocalise sur «Plourez» est tout à fait remarquable. Cordes frottées et cordes pincées contribuent à faire ressortir les plans de la polyphonie.

Le rondeau Ce qui soutient moy est d'une étonnante liberté rythmique.

Suit un virelai Dame à vous sans retollir dont l'ambitus étroit se déplace dans le grave avec beaucoup d'expression.

Le rondeau Sans cœur dolens avec la chute dépressive de sa vocalise est remarquable par sa modulation toute fauréenne.

Enfin, la ballade tirée du Remède de fortune, dame de qui toute ma joye vient est d'un caractère énergique et passionné, enveloppée par la harpe et les violes.

Art complet, art «moderne» que celui de Guillaume de Machaut qui, parlant de la musique sait rester exquis poète:

Partout où elle est, joye y porte;
Les desconfortez reconforte
Et nes seulement de l'oïr
Fait-elle les gens resjoïr...



Joël-Marie Fauquet





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