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Ricercar RIC 340
2014
Before nightfall / Avant la nuit
1. Lo vers comens | Marcabru, c. 1100-c.1150 [6:12]
2. Lo clar temps vei brunezir | Raimon Jordan, fl.1178-1195 [7:46]
3. Rassa tan creis | Bertran de Born, c.1140-c. 1205 [10:00]
During the night / Durant la nuit
4. A chanter m'er | Beatriz de Dia, c.1140-after 1175 [9:21]
5. S'anc fui bela ni prezada | Cadenet, c. 1160- c. 1253 [7:42]
After the night / Après la nuit
6. Reis glorios | Guiraut de Bornelh, c. 1138-c. 1215 [8:52]
7. Can l'erba fresch' | Bernard de Ventadorn, c.1125-end XIIe [9:04]
8. Cet que no volh auzir chanssos | Raimon de Miraval, c. 1140-c. 1220 [3:51]
9. Tan m'abelis | Berenguier de Palazol, c.1160-1209 [5:26]
ENSEMBLE CÉLADON
Paulin Bündgen
Clara Coutouly, soprano
Paulin Bündgen, counter-ténor
Nolwenn Le Guern, fiddle & rebab
Florent Marie, lute
Gwénaël Bihan, recorders & gemshorn
Ludwin Bernaténé, percussion
Recorded in August 2013: Church Notre-Dame in Centeilles
Production: Ensemble Céladon & Outhere SA
Artistic direction, recording & editing: Jérôme Lejeune
Cover: Ceiling mosaic depicting a sky with stars, Ravenna, Mausoleum of the Empress Galla Placidia (c. 440)
Photo: © akg-images, Paris
Photos of Céladon: © Maxime Brochier
English translations: Peter Lockwood
Deutsche Obersetzungen: Silvia Berutti-Ronek
Traduction française des textes chantés: Federico Saviorei
The
Céladon Ensemble extends its grateful thanks to the Région Rhône-Alpes,
the City of Lyon, Adami, Spedidam, the Centre scolaire Jean-Baptiste de
La Salle (Lyon), the Super U Les Deux Roches (Prissé), the Baroque
Festival of Tarentaise, CIRDOC, ACP-Abbaye de Vignogoul and to the CEMM
(Montpellier) and its researchers, as well as to all the individuals who
have helped to bring this project to fruition.
NUITS OCCITANES
—
La musique des troubadours est le sujet de bien
des questions. La première est d’ailleurs celle de l’importance que joue
la musique dans cette tradition qui est à la fois le reflet d’une
société et une expression poétique des plus raffinées. Le témoignage de
quasiment deux siècles d’art troubadouresque se limite à quelques
manuscrits souvent bien postérieurs – certains datent du XVe siècle –
qui réunissent environ deux mille cinq cents poèmes, dont seulement
quelques trois cent cinquante sont pourvus de mélodies.
Avant
d’être des poètes ou des musiciens, les troubadours – et ce nom qui leur
a été donné leur est contemporain – sont des amoureux, des chevaliers
ou des jongleurs ; leurs origines sont bien diverses et couvrent toutes
les classes sociales, du fils d’un boulanger à l’héritier d’une noble
famille. Mais tous suivent quasiment le même chemin, celui qui les
conduit à exprimer leur passion amoureuse pour une belle inaccessible.
Pour les plus célèbres d’entre eux, leur vie est connue par les récits
des Vidas qui évoquent leur origine, leur carrière, leurs protecteurs,
le nom de celle(s) qui a (ont) provoqué leur passion amoureuse et son
expression passionnée et réservée que nous font découvrir leurs poèmes,
et enfi n les circonstances de leur décès, qu’il s’agisse des croisades
ou au terme d’un repli ultime dans une abbaye ou un monastère.
Tout
cela se passe dans une région située au sud de la Loire, entre les
Alpes et les Pyrénées : Provence, Languedoc, Périgord, Aquitaine,
jusqu’au Poitou, mais aussi dans les régions proches et surtout la
péninsule Ibérique, la Catalogne ou la Castille où ils trouvent parfois
refuge. Ils voyagent aussi, parfois vers le Nord de la France, même en
Angleterre, quand ce n’est pas pour accompagner leurs protecteurs dans
les croisades ou les conflits. Malgré de grandes diversités, leur langue
est la même, celle que l’on qualifie de « langue d ’oc », qui est
l’ancêtre de l’occitan que l’on peut entendre encore de nos jours dans
certaines régions du Sud de la France.
Si la grande majorité de leurs poèmes sont des canso qui évoquent les joies et les peines de la « Fin Amor
», d’autres genres apparaissent qui sont liés aux
événements politiques et historiques, tels le sirventes (chant satirique ou moralisateur), le planh
(déploration) ou le chant de croisade. Mais les sujets d
’amour sont aussi évoqués par d ’autres
genres, le partimen (véritable débat de troubadours sur des questions amoureuses), la pastourelle qui offre souvent une vision plus joyeuse de la relation amoureuse entre le troubadour et une bergère, et l’alba qui évoque la douleur du départ de l’amant au lever du jour.
Ce programme, intitulé Nuits Occitanes,
est consacré à ces chants d’amour, à cette vaine quête amoureuse, qui
souvent ne dépasse pas le stade du désir, ou à cette situation plus rare
où les amants sont réunis mais doivent se séparer au point du jour.
Les canso
sont écrites sous forme de couplets qui comportent toujours le même
nombre de vers : 6, 7, 8, 9 ou 11, dans le cas des pièces réunies ici.
Dans chaque cas, les couplets sont soumis à un usage très strict du
principe des rimes, avec des différences dans le type de succession ou
d’alternance des rimes. Dans de nombreux cas, après les couplets, dont
le nombre est variable (de 5 à 7 ici), vient un envoi (tornada)
court, qui est en quelque sorte l’évocation du messager chargé de faire
parvenir la déclaration amoureuse à la bien-aimée, qu’il s’agisse d’un
véritable messager, tel l’énigmatique Papiols de Rassa tan creis, ou de Dieu à qui le troubadour confi e son amour (Lo clar temps).
Il faut d’ailleurs signaler que les références à la foi religieuse sont
assez fréquentes dans les textes ; que de fois la Vierge Marie
n’est-elle invoquée pour servir d’intermédiaire entre le troubadour et
sa belle !
Les alba respectent également les mêmes
principes de construction des couplets et de respect des rimes, mais
elles comportent toutes une même caractéristique : sans la moindre
exception, le dernier vers, Et ades sera l’alba (Reis glorios), est toujours le même ou se termine par le mot « alba » (S’anc fui bela). Dans ces pièces peuvent apparaître plusieurs personnages. Dans ce domaine, Reis glorios
apparaît comme un texte assez particulier; il semble effectivement que
l’essentiel du texte (six couplets) n’est pas exprimé par la belle mais
bien par le guetteur, l’amant ne chantant que le septième et dernier
couplet. Par contre, dans S’anc fui bela, le texte est réparti
entre l’amante et le guetteur qui a pour mission de réveiller les amants
au lever du jour. Ce personnage du guetteur fait partie de cette
tradition de l’amour courtois ; ce sera encore le cas de Brangäne dans Tristan und Isolde de Wagner !
Si
les textes de troubadours évoquent par définition les sentiments des
hommes, il est néanmoins quelques cas exceptionnels où le chant est
celui d’une femme. On a aussi dénombré quelques femmes auteurs de ces
chansons, la plus célèbre étant la comtesse Beatriz de Dia, épouse de
Guillaume de Poitiers, qui aurait entretenu une passion amoureuse pour
Raimbaut d’Orange. Des quatre poèmes conservés de sa plume, seul A chantar m'er est associé à une mélodie originale. L’envoi de cette canso
est particulièrement moralisateur : « Mais plus que tout je veux que ce
message vous signale que trop d’orgueil a causé la perte de maintes
gens ».
Dans son immense majorité, le décor de tous ces textes
est tout simplement la nature ; elle est évoquée dans toute sa variété
et sa richesse, de l’espoir du printemps avec la verdure naissante ou
les premiers chants d’oiseaux à l’évocation de l’hiver et des frimas
qui, comme dans Lo clar temps,
n’empêchent pas le troubadour d’être joyeux
parce que son cœur porte en lui l’espoir du bonheur.
L’interprétation
des monodies des troubadours soulève de nombreuses questions. Quand on
ne possède pas de mélodie liée au texte, il faut chercher parmi d’autres
celle qui pourrait le mieux lui convenir, voire, sur base de l’esprit
des pièces connues, en imaginer une nouvelle. Certaines de ces mélodies
sont parfois originaires d’autres sources ; c’est le cas par exemple de Lo vers comens, qui est un emprunt de l’époque à une pièce du Tropaire de Saint-Martial de Limoges (De ramis cadunt folia).
La
question de la lecture rythmique est aussi très délicate : en effet, la
notation musicale utilisée pour la collecte de ces pièces dès le XIIIe
siècle ne comporte quasi aucune indication rythmique. Cela a d’ailleurs
été la cause de longues et multiples disputes entre les musicologues et
les philologues, dont le débat entre Jean Beck et Pierre Aubry, au début
du XXe siècle, est l’exemple le plus connu, certains allant même
jusqu’à s’étonner des causes obscures du décès de Pierre Aubry en 1910.
La théorie défendue et débattue par ces deux spécialistes était basée
sur l’utilisation des modes rythmiques des premières polyphonies du
XIIIe siècle. De nos jours, la question reste encore ouverte, et l’on
assiste à des tentatives diverses qui vont du choix de systèmes
rythmiques plus proches de l’esprit des monodies dites « grégoriennes »,
où la scansion du texte domine, à des lectures plus rythmiques qui se
rapprochent inévitablement de la musique de danse, pratique qui est
attestée par la description des ballades ou des estampidas. Par exemple, dans le cas de cet enregistrement, la réalisation de Rassa tan creis
fait usage des deux conceptions, la scansion littéraire inspirant la
métrique des parties chantées tandis qu’une adaptation plus rythmée
donne vie aux sections instrumentales que l’on peut dès lors assimiler à
des estampies.
Depuis que l’on s’intéresse à l’interprétation de
ce répertoire des troubadours, la question de l’accompagnement
instrumental a été posée ; certes, les témoignages des Vidas ou les
textes mêmes qui évoquent parfois l’instrument qui est en quelque sorte
le confident du troubadour nous permettent évidemment d’imaginer ces
accompagnements. Le fait de commencer ce disque par la voix seule n’est
pas fortuit... Le tout est de choisir les instruments plausibles et, ce
qui est beaucoup plus délicat, d’imaginer les possibilités d’emploi
selon les pratiques imaginables pour l’époque. L’usage de certains
effets de polyphonie n’est pas du tout impossible : les troubadours
étaient incontestablement en contact avec les milieux ecclésiastiques
(que ce soit via les croisades ou bien les abbayes et monastères dans
lesquels ils trouvèrent parfois refuge à la fin de leur vie) ; c’est
bien de l’époque des troubadours que, dans de nombreux centres
ecclésiastiques (dont bon nombre sont des villes d ’étape vers
Saint-Jacques de Compostelle), proviennent les premières traces de
pratique polyphonique, des ison (notes tenues à la façon d’un
bourdon de cornemuse ou de vièle) qui accompagnent les chants religieux
aux premières pratiques de chant à voix parallèles ou divergentes
nommées par les théoriciens symphonia et diaphonia.
L’art
des troubadours ne meurt pas au début du XIIIe siècle. Il s’étend dans
le Nord de l’Espagne jusqu’en Galice, se prolonge dans les régions du
Nord de la France avec les trouvères, s’étend vers les pays germaniques
avec les Minnesänger. L’esprit de l’amour courtois reste une
source intarissable de la poésie européenne et, d’ailleurs, c’est bien
en plein pays des troubadours, en Avignon dans le Vaucluse, que
Pétrarque va nourrir la source de son Canzoniere avec la passion que lui inspire Laure de Noves.
JÉRÔME LEJEUNE
Émouvante Fin'Amor
Occitanie,
troubadour, Moyen Âge... Ces mots nous transportent dans un ailleurs
chevaleresque et courtois, à la fois sauvage et raffiné.
Ils
excitent immédiatement l’imagination et portent en eux une magie à
laquelle je suis particulièrement sensible. C’est ainsi qu'est né ce
programme, qui, après m’avoir habité pendant plusieurs années, s’est peu
à peu construit autour de la thématique de la nuit et articulé en trois
grands chapitres.
La première partie, que l’on pourrait
intituler « Avant la nuit », évoque l’arrivée du crépuscule et
l’inquiétude qu'il peut susciter. « Durant la nuit » se déploient joutes
amoureuses et rêves teintés d’érotisme : la nuit sert alors de cadre
aux confi dences et à l’acceptation de passions longtemps refrénées. Les
alba, quant à elles, ainsi que les chansons ayant pour sujet le joy (que René Nelli définit dans son ouvrage L'érotique des troubadours
comme la « joie de désirer » et le « plaisir détre amoureux ») se
situent naturellement dans le dernier volet de notre trilogie nocturne, «
Après la nuit ».
La principale difficulté fut de ne pas briser
le pouvoir évocateur des mots tout en abandonnant certains clichés
légués par le Romantisme. En effet, l’image du « troubadour itinérant
joueur de luth » ne saurait résumer un art poétique et musical d’une
grande complexité et d’une incomparable qualité. Riches seigneurs
sédentaires, femmes poétesses, clercs plus ou moins sécularisés ou
marchands, les troubadours et les trobairitz sont représentatifs de
toute une société, vivante et éclectique. Impossible de les réduire à
une image d’Épinal, aussi séduisante soit-elle.
Avec l’appui
précieux de chercheurs (la musicologue Christelle Chaillou-Amadieu,
attachée de recherche au Collège de France, ainsi que les philologues
Federico Saviotti, chercheur au Collège de France, et Marco Grimaldi de
l’Università degli Studi di Trento), nous avons voulu, tout en forgeant
notre propre langage musical, prolonger l’idée même du mot « trobar » :
inventer, chercher, proposer.
C’est ainsi que nous avons coloré
plusieurs chansons de ponctuations instrumentales ; de même, nous avons
choisi d'insérer, en fonction des morceaux, une polyphonie simple, afi n
de souligner un mot, une pensée contenus dans le texte.
Ce qui
importait finalement, pour nous, musiciens, était de restituer l’émotion
ressentie à la lecture de ces mélodies et de ces poèmes. Des hommes et
des femmes sont évoqués dans des chansons où l’on retrouve de manière
touchante les noms et les senhals (surnoms poétiques) de Papiols,
Bel Senhor, Rassa ou encore N'Audiartz et Golfi er de la Tor. Cette
présence sous-jacente, presque vivante, nous rend cette musique d’autant
plus palpable et émouvante.
Il est probable que certains
troubadours aient, une fois leur poème écrit et mis en musique, roulé
leur parchemin dans un cylindre afi n de les faire porter à la dame ou
au seigneur à qui l’œuvre était destinée. Aujourd’hui, la technologie du
disque relaye ce procédé, perpétuant à son tour le sublime message de
ses auteurs.
PAULIN BÜNDGEN