Johannes CICONIA. Madrigaux & Ballades
Clemencic Consort





medieval.org
Musique en Wallonie MW 34 (LP)
Harmonia mundi HM 10 068 (LP)
1980






Johannes CICONIA
(Liège vers 1335 - Padoue 1411)


A

1. Poy che morir mi convien  [4:05]

2. Aler m'en veus en strangne partie [4:28]

3. I cani sono fuora  [2:35]

4. Con lagreme bagnandome nel viso [10:35]

5. Caciando un giorno  [3:40]


B

1. Chi vole amar  [2:12]

2. O beatum incendium  [4:01]

3. Una panthera  [6:04]

4a. Regina gloriosa   motet  [1:51]
4b. Gloria 'Regina gloriosa' [2:57]

5. Credo  [5:58]

6. O Padua sidus praeclarum [3:19]



Clemencic Consort
René Clemencic

Sergio Vartolo, dessus I
Gérard Lesne, dessus II
Henri Ledroit, bas-dessus I
Mieczyslaw Antoniak, bas-dessus II
Dominique Vellard, ténor
Andrew Schultze, baryton

René Clemencic, flûte à bec
Peter Widensky, orgue positif
Randy Cook & Bernard Böhm, bombardes
Brigitte Ira, harpe médiévale
Mikis Michaelides & Michael Dittrich, vièles
Andras Kecskés, luth médiéval, qobus
Karl Kautzky, saqueboute
Esmail Vasseghi, tambours, cymbales
Direction RENE CLEMENCIC


harmonia mundi 
Production Musique en Wallonie
Enregistré en novembre 1979
Prise de son Maurice Prêcheur
Assistant musical Wolfgang Reithofer
Direction artistique Carl de Nys








I. L’œuvre

Johannes Ciconia, musicien originaire de Liège, chanoine de la Collégiale Saint-Jean l’Évangéliste, est le premier représentant de l'école dite "des Pays-Bas" (ou "franco-flamande"), c'est-à-dire d'une région culturelle groupant des territoires qui sont aujourd'hui belges, français ou néerlandais. Cette école, qui a produit des œuvres appartenant aux plus hautes créations musicales de l'humanité, serait inconcevable sans l'influence italienne: on devrait donc l'appeler "École des Pays-Bas et d'Italie": sa grandeur ne vient-elle pas d'une symbiose heureuse et naturelle de tendances culturelles et spirituelles du Nord-Ouest et du Sud? C'est ainsi que fut réalisée une supranationalité authentique et intime dans l'ordre musical. L'amour de la construction, de l'architecture, le mysticisme et la sensibilité profonde des "Pays-Bas" s'unissent au sens des formes, à la clarté antique des proportions, la sensualité sonore et à la douceur mélodique du Sud pour former un tout harmonieux.

C'est une des plus grandes époques de la musique occidentale qui s'ouvre avec Johannes Ciconia qui fit plusieurs séjours en Italie et qui mourut, universellement honoré, à Padoue où il passa les dernières années de sa vie (1411). Formé sans doute au départ par l'Ars nova, Ciconia assimila rapidement l'esprit de l'art italien du Trecento. Pendant longtemps, on a cru que sa Ballata "Con lagreme" était une œuvre italienne. Au début du XVe siècle, le poète et politicien d'Orvieto, Simone Prodenziani, grand ami de la musique, rapportait que cette ballade était un des chants les plus appréciés de son temps.

A côté de ses ballate, madrigale et caccie dans l'esprit du Trecento italien, Ciconia a écrit des motets et des parties de messes; à notre avis, c'est là que se situe avant tout son importance historique fondamentale. Le motet, cette "harmonie de ce qui est d'essence diverse" (H. Besseler), expression profonde du sentiment de la vie médiévale, ne s'était jamais vraiment acclimaté en Italie. Chaque voix d'un motet avait une structure différente: mélodie et rythmes différaient mais généralement aussi le texte. La voix inférieure, le ténor, habituellement d'allure calme, est un cantus firmus; c'est elle qui est le fondement de la composition; elle est toujours empruntée à une autre œuvre, elle n'est jamais inventée par le compositeur.

Ciconia entreprend de faire du motet, cette forme qui jouera un rôle de premier plan dans la musique pendant des siècles, une harmonie de ce qui n'est pas divers, de ce qui est semblable. Chez lui, le ténor (ou la teneur), la voix la plus grave, est généralement une création originale, elle n'est plus un camus firmus. Les voix supérieures, souvent deux "dessus" (discanti), sont apparentées dans le domaine de la mélodie et du rythme; elles se présentent volontiers en imitations. Il arrive même parfois que la partie de ténor participe à ce style en imitations.

On voit que tout cela constitue une ouverture vers un "lien démocratique entre les voix" et même vers le "travail thématique", une voie donc qui annonce un avenir lointain. Ciconia a entrepris ces recherches à partir de la caccia italienne, qui déploie deux voix supérieures en canon au-dessus d'une "teneur" libre, mais il remplace la rigueur du canon par la liberté des imitations. Il est certain que des maîtres de moindre importance, moins ou mal connus, ont eu un rôle dans ce développement: il en est toujours ainsi dans l'histoire de la musique. Mais c'est Ciconia qui leur a donné leur valeur historique et prophétique par la force de son génie comme par le poids des solutions significatives qu'il a trouvées.

Il n'est pas moins important pour l'avenir que la voix inférieure (ou les deux voix inférieures lorsqu'il s'agit de compositions à quatre voix) devienne le support de l'harmonie, en ce qu'elle fait ressortir, comme le remarque Besseler, la fondamentale, la quinte et l'octave dans l'esprit d'une harmonie tonale. Les parties de messe composées par Ciconia se caractérisent par l'influence des principes que l'on vient de signaler dans les motets. Suzanne Clercx (Liège) a publié en 1954 une première étude sur le musicien et une édition de ses œuvres. Elle a réussi une clarification assez importante dans le domaine de la biographie de Ciconia, a véritablement redécouvert le compositeur et en a marqué la place importante à un carrefour essentiel de la musique.

Aler m'en veus: En dépit du texte français, il s'agit d'une ballata italienne (abba) dont la thématique est en quintes et octaves descendantes. Art des liaisons thématiques et imitations. Sens français de la construction et dolcezza mélodique italienne.

I cani:  Madrigal italien (2-3 tercets et refrain); imitations et éléments de la caccia (thématique de chasse). Allégorie morale.

Caciando un giorno: Madrigal avec éléments de la caccia. Allégorie amoureuse.

Una pantera: Madrigal italien à trois voix avec éléments de construction française. Thématique en imitations, parfois thématique en fanfares et hoquets. Chant sur l'animal-emblème de la ville de Lucca, la panthère.

Con lagreme: Célèbre ballade italienne à deux voix (abba). S'agit-il d'une chanson adressée à un mécène de Ciconia ou d'une commande?

Chi vol amar / Poy che morir: Ballades italiennes à deux voix (abba). On présente ici des versions instrumentales conformément la pratique de l'époque. "Poy che morir" est présenté d'abord en une version intimiste destinée à la harpe, puis "dissoute" dans le jeu des ménétriers, transformée en danse, ce qui fut le destin de beaucoup de musiques savantes jadis, et l'est encore aujourd'hui.

O Padua: Motet à trois voix avec imitations à la gloire de la ville de Padoue. Mélodies en imitations en fanfares et hoquets au début et la fin de la pièce. Deux voix de dessus sur un support harmonique de libre invention. A la fin de l’œuvre, Ciconia se cite lui-même, ce qui traduit sans doute une prise de conscience plus grande de sa personnalité au début de la Renaissance.

O beatum incendium: Une "contrefaçon" (ou parodie) de la chanson "Aler m'en veus". Au Moyen-Age, on a souvent utilisé une musique antérieure sur un texte différent (voir les tropes, proses et séquences!). C'est d'ailleurs l'origine du motet, dont les mots nouveaux placés sur la musique constituaient l'originalité.

Regina gloriosa: Motet à trois voix dont la forme est influencée par la ballade. Noyau thématique et imitations occasionnelles dans toutes les voix. Motet en imitations.

Gloria "Regina gloriosa": Quatre voix. Deux "dessus" pourvus de texte se déploient au-dessus d'un support harmonique libre; la mélodie des dessus est déduite du motet "Regina gloriosa". A partir de "Qui tollis peccata", le duo plus calme des deux voix inférieures est repris littéralement tandis que les deux voix supérieures apportent de nouveaux contrepoints. Sur l'Amen en rythme ternaire, les deux voix inférieures réapparaissent une troisième fois, mais plus accélérées.

Credo: A trois voix. Des parties solistes à deux voix avec des répétitions de mots dans le style du hoquet alternent régulièrement avec des tutti à trois voix. Deux "dessus" sur une voix fondamentale plus calme; cette voix inférieure s'anime dans l'Amen final et participe même aux imitations.







II. A propos de l'interprétation:

Lorsqu'on interprète aujourd'hui une musique médiévale, il est indispensable de réviser beaucoup de choses. De nombreuses données, admises au début du siècle en raison des connaissances de l'époque, manifestent aujourd'hui encore leur pesanteur. En outre, dans la manière d'interpréter aujourd'hui de la musique médiévale, on peut discerner plusieurs orientations qui ont créé des traditions. Les mélodies compliquées, mélismatiques, ne sont pas étrangères au chant et n'impliquent pas forcément une réalisation instrumentale; sinon, il faudrait réserver aux instruments les cantillations arabes et hindoues. Sans les disques et les bandes magnétiques, on pourrait affirmer dans un millénaire que les lieder de Schönberg ou d'Anton von Webern doivent être interprétés par des instruments en raison de leurs intervalles difficiles, peu "chantables". L'idéal de l'art du chant à l'époque classique et romantique (où les sopranos colorature n'ont jamais tout à fait trouvé leur place) ne saurait être appliqué au Moyen-Age.

Il y a aussi le problème de la répartition du texte sur les lignes vocales; jusqu'ici, on admettait généralement qu'une version sans texte était instrumentale et celle pourvue d'un texte, vocale. II est possible qu'il en soit effectivement ainsi dans certains cas, mais ce n'est pas une règle. La "vocalisation" d'une mélodie dépourvue de texte est aussi ancienne qu'actuelle (par exemple dans la musique de divertissement). On a des indications précises sur le fait que les lignes pourvues d'un texte pouvaient être confiées à des instruments. Il faut donc un ensemble fort bigarré pour la réalisation de la musique profane médiévale: interprétation purement instrumentale ou mélange de voix et instruments, mais aussi - et dans une mesure beaucoup plus grande qu'on ne l'a pensé - des interprétations a cappella (on en trouve des exemples dans les musiques populaires de pays représentant une antique tradition). Les choses sont peu différentes dans la musique d'église de l'époque de Ciconia: il semble qu'on y ait beaucoup chanté a cappella. Il n'y avait pas d'orgues partout, même dans certaines églises importantes. Lorsqu'il y en avait un, on devait en jouer pour accompagner les chanteurs, mais aussi pour alterner avec eux. Dans ce domaine, tout n'est pas éclairci, et on devrait employer les instruments avec discrétion et plutôt comme un soutien. Si l'on dispose de chanteurs capables de chanter d'une manière claire et linéaire, sans technique de bel canto, on n'a guère besoin d'instruments. Une sonorité vocale homogène convient d'ailleurs beaucoup mieux au caractère de ces œuvres que la sonorité "par opposition" de l'ère gothique, ce "Spaltklang" de la musicologie est bien plus un mythe moderne qu'une réalité historique. La musique de l'époque de Ciconia, compliquée en raison de sa conduite et de sa notation, était réservée à des solistes hautement spécialisés et très recherchés. On ne confiait à un ensemble vocal (chœur) que des œuvres plus simples: ce qui veut dire qu'on employait deux ou trois chanteurs par partie.

Dans l'enregistrement que nous présentons, on a utilisé l'accord pythagoricien de l'époque de Ciconia, c'est-à-dire en quintes pures (plus exactement il y a onze quintes pures et une douzième, non utilisée, qui est fausse), en larges tierces majeures ou, au contraire, étroites tierces mineures. L'orgue positif est accordé en conséquence.