Les Musiques de la Cour de Savoie / La Chapelle des Ducs de Savoie



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Revue Musicale de Suisse Romande
medieval.org
Revue Musicale de Suisse Romande RMSR 20081
août 2007
Martigny, Valais, Église Notre-Dame des Champs

[#11, 13-15: Martigny, juin 2006, live
#12, Sion, Notre-Dame de Valère, février 2008]









anonyme franco-chypriote, vers 1430:
01 - Tres joli mois de mai  (ballade, instr.)   [2:48]
flûte à bec, harpe gothique

02 -  En un biau vergier  (ballade)   [6:22]
contreténor, harpe gothique

03 - Gilles BINCHOIS. Veni creator spiritus  (motet à 3 voix)   [5:26]
contreténor, 2 ténors, basse

anonyme franco-chypriote, vers 1430:
04 - Le mois de mai tres gracieus  (rondeau, instr.)   [2:20]
flûte à bec, harpe gothique

05 -  J'ai mon cueur mis en une belle tour  (ballade)   [7:02]
contreténor, harpe gothique

06 - John DUNSTABLE. Ave maris stella (motet à 3 voix)   [3:28]
contreténor, 2 ténors

Nicolas de MERQUES:
07 - Vous soyez la tres bien venue  (chanson)   [2:32]
contreténor, flûte à bec, harpe gothique
08 - Pange lingua (motet à trois voix)   [1:14]
contreténor, 2 ténors

Chansonnier cordiforme, v.1470
09 - Finir voglo la vita mya   [3:16]
contreténor, ténor, basse, flûte à bec, harpe gothique

Guillaume DUFAY
10 - Par le regard de vos beaux yeux  (rondeau)   [3:42]
contreténor, harpe gothique

Antoine BRUMEL
11 - Requiem à 4 voix - Introitus   [5:44]
contreténor, 2 ténors, basse

Chansonnier cordiforme, v.1470
12 - Or ay je perdu  (instr.)   [1:34]
flûte à bec, orgue


Antoine de LONGHEVAL. Passio Domini nostri Jesu Christi à 4 voix
contreténor, 2 ténors, basse
13 -  I. Prima pars   [4:41]
14 -  II. Secunda pars   [4:40]
15 -  III. Tertia pars   [7:47]



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La Chapelle des Ducs de Savoie
Vincent Arlettaz


Christophe Carré, contreténor
Nicolas Savoy, ténor - #3, 6, 8, 9
Michel Mulhauser, ténor - #3, 6, 8
Simon Jordan, ténor - #11, 13-15 [live]
Hiroto Hishikawa, ténor - #11, 13-15 [live]
Vincent Arlettaz, basse

Vincent Arlettaz, flûte à bec
Marie Bournisien, harpe gothique
Edmond Vœffray, à l'orgue
de la basilique Notre-Dame de Valère (v.1430)



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Les Musiques de la Cour de Savoie


Durant tout le Bas Moyen Âge, les cols alpins représentent un enjeu crucial pour une civilisation qui, bien qu'elle ne dispose pas encore de moyens de communication comparables aux nôtres, repose déjà sur d'intenses échanges entre les grandes régions qui font l'Europe d'alors, que ce soit la France, les Pays Bas, l'Italie, l'Allemagne ou les Îles Britanniques.

De ces Alpes redoutées et encore bien mal connues, les comtes de Savoie possèdent la clef. Dès la fin du XIV' siècle, ils contrôlent la plus grande partie des cols, du Valais à Nice. Jusqu'aux développements de la navigation au XVIe siècle, nul ne va de France en Italie sans marcher sur leurs terres. Et si le comté ne dispose pas de richesses naturelles particulières, si son sol est ingrat et son artisanat peu développé, les péages du Mont Cenis, des deux Saint-Bernard et de Montgenèvre feront sa fortune.

Autant que l'économie, le droit, la diplomatie, voire la guerre, le culte des arts appartient alors aux attributions des grandes familles princières. Les Savoie ne firent pas exception à la règle. À Chillon, ils créèrent un des plus beaux exemples d'architecture civile de leur époque. Ils eurent aussi leurs peintres attitrés, tel le célèbre Conrad Witz, auteur de la «Pêche miraculeuse» du Musée d'Art et d'Histoire de Genève (XVe siècle), et leurs sculpteurs, par exemple les auteurs des tombeaux de Brou, commandités par la duchesse Marguerite d'Autriche (début du XVIe siècle). Pourtant, comme nous le rappellent les chroniqueurs de l'époque, c'est encore la musique qui eut leur préférence. Celle-ci, hélas, a vu ses notes s'envoler sans laisser de trace visible. Elle nous est restée conservée toutefois dans un certain nombre de manuscrits dont l'exploration ne laisse pas d'être fascinante, car elle nous dévoile un monde où se croisent les influences les plus inattendues.


GUILLAUME DUFAY

Si troubadours, ménestrels et autres jongleurs sont attestés dès le XIIIe siècle dans les archives du comté, il faut attendre le début du XVe siècle pour que le tableau se précise, et que l'on puisse associer à la cour de Savoie des œuvres musicales spécifiques. Devenus ducs en 1416, les Savoie se devaient de rivaliser avec leurs prestigieux voisins, au premier rang desquels figurent bien entendu les ducs de Bourgogne. C'est à Amédée VIII, premier duc de Savoie, que l'on doit beaucoup dans ce domaine. En 1434, pour le mariage de son fils Louis avec Anne de Lusignan, fille du roi de Chypre Janus, Amédée VIII fera appel au plus illustre musicien de son temps, Guillaume Dufay, pour rehausser l'éclat des cérémonies. A Chambéry, Dufay fera la connaissance de Gilles Binchois, l'autre grand compositeur de l'époque, venu assister au mariage avec son maître, le duc de Bourgogne Philippe le Bon, accompagné d'une suite de 200 personnes. Maître des maîtres du XVe siècle, Guillaume Dufay restera au service d'Amédée VIII et de Louis jusqu'en 1458, résidant au total une dizaine d'années en Savoie. Il suivit la cour dans ses nombreux déplacements, à Morges, Turin, Genève, Chambéry ou Thonon.


LE MANUSCRIT FRANCO-CHYPRIOTE

Bien loin des neiges alpines, l'île de Chypre fut dès le XIIe siècle la base avancée des Croisés en route vers la Terre Sainte. Aujourd'hui encore, on peut y admirer des églises de style gothique, érigées aux XIIIe et XIVe siècles par des architectes venus de France. Les Lusignan, famille originaire du Poitou, achetèrent l'île, dont ils furent rois; ils y entretinrent une cour brillante, pratiquant les arts et la littérature de la lointaine patrie. Inspirée par l'Ars nova française, mais comportant également des caractéristiques propres d'un grand intérêt, la musique franco-chypriote ne nous est aujourd'hui plus connue que par un seul manuscrit, conservé à Turin, et contenant un large choix d’œuvres profanes et sacrées de la fin du XIVe siècle et des premières années du XVe siècle. C'est la duchesse Anne de Savoie, épouse de Louis, née princesse de Lusignan, qui l'amena dans ses bagages de fiancée en 1434; ce livre a certainement servi à sa cour, qui cultiva avec ferveur les arts et la musique — Anne et Louis jouaient notamment de la harpe, l'instrument le plus en vogue à la cour de Savoie depuis le XIVe siècle. Chansons courtoises, chansons amoureuses, chansons de printemps, les pièces profanes de ce recueil franco-chypriote sont d'un charme tout particulier, et durent plus d'une fois bercer la nostalgie de la duchesse à la proverbiale beauté.


LA «CONTENANCE ANGLOISE»

Martin le Franc, secrétaire du duc de Savoie Amédée VIII, auteur aujourd'hui bien oublié de l'histoire de la littérature, est resté néanmoins fameux parmi les musiciens. Dans son roman allégorique Le Champion des Dames, écrit vers 1440, il affirme en effet que la musique a connu très récemment un renouveau sans égal. Citant Dufay et Binchois comme les maîtres de l'art nouveau, il nous dit encore que ces musiciens se sont inspirés de leurs collègues anglais, au premier rang desquels figure John Dunstable. C'est ce style anglais, cette «contenance angloise» pour reprendre les termes mêmes de Martin le Franc, qui, par l'entremise de Dufay et de Binchois, va donner naissance au style polyphonique classique de la Renaissance, tel qu'il fut illustré par un Ockeghem, un Josquin Desprez ou un Roland de Lassus.

Les compositeurs britanniques du début du XVe siècle nous sont essentiellement connus par des manuscrits continentaux, dont l'un des plus importants, aujourd'hui, conservé à Aoste dans le Nord de l'Italie, pourrait être un ancien livre de chœur de la Sainte-Chapelle du château ducal de Chambéry. On comprend par là l'importance artistique de la Savoie, lieu de passage et d'échanges qui, loin de se cantonner à un rôle périphérique et anecdotique, fut véritablement un des hauts lieux de l'histoire de la musique européenne.

John Dunstable et Leonel Power furent les deux plus importants de ces artistes britanniques. La musique anglaise de cette époque est particulièrement remarquable pour la pureté de ses sonorités, mais aussi pour ses lignes mélodiques, pleines de fantaisie, d'imprévu et de diversité tout en restant toujours délicatement équilibrées dans leur asymétrie foncière. Recourant très souvent à des textes d'inspiration mariale, ou à des extraits du cantique des cantiques, cette musique raffinée est comme une réminiscence des architectures gothiques richement ornées que l'on peut voir encore dans les églises de Canterbury, de Windsor ou de Salisbury, avec leurs voûtes à nervures, liernes et tiercerons.


NICOLAS DE MERQUES

Non content d'avoir affirmé l'importance de son État, Amédée VIII, fin politique, se prit à nourrir de plus vastes ambitions. Devenu veuf et ayant acquis à sa cause le concile de Bâle, il se fit en effet élire en 1439 à la dignité pontificale, prenant dès lors le nom de Félix V. Cette audace fut toutefois une erreur, car ne trouvant pas la reconnaissance des seigneurs français et bourguignons, il fut retenu par l'histoire comme un antipape. Si Guillaume Dufay fut le musicien préféré de son fils Louis, nous connaissons aussi le nom du compositeur attitré de Félix V, un certain Nicolas de Merques, originaire du diocèse d'Arras. Le Pange lingua de ce dernier est une hymne délicate, écrite selon la technique du faux-bourdon, imitée des Anglais, et utilisée également par Binchois pour son Veni creator. Mais tout prêtre qu'il fût, Nicolas de Merques s'illustra aussi dans le genre profane, tout comme ses collègues Dufay et Binchois d'ailleurs. C'est ce que nous rappelle sa délicate chanson, Vous soyez la très bien venue, qui nous révèle en Nicolas de Merques un des plus talentueux créateurs de sa génération.


LE CHANSONNIER CORDIFORME

Avec la musique, l'enluminure est certainement la forme d'art à laquelle les Savoie ont le plus contribué. À cette époque en effet, autant que sur les murs des châteaux ou sur des panneaux de bois, la peinture se trouve dans les livres. La miniature fut une des grandes spécialités des artistes savoyards. Établie à Thonon, l'école des enlumineurs Jean Bapteur et Perronnet Lamy produisit les manuscrits les plus précieux pour le duc Amédée VIII ou la duchesse Yolande. Quelques-uns de ceux-ci furent des livres de musique. C'est le cas notamment du célèbre «chansonnier en forme de cœur», ou «chansonnier cordiforme», aujourd'hui conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris. Ce chef-d'œuvre unique, copié en Savoie vers 1470, contient pour une partie des pièces à la mode de Dufay, Binchois, Ockeghem ou Busnois. Mais aussi une quinzaine de chansons anonymes, qui n'apparaissent dans aucun autre manuscrit de l'époque, et que l'on peut dès lors attribuer à une école de musiciens savoyards dont les noms se sont perdus. Écrites sur des textes français ou italiens, certaines de ces compositions comportent des caractéristiques fort intéressantes; c'est le cas par exemple du trio Finir voglo la vita mya, une pièce semblant anticiper l'esprit du madrigal, qui ne fera son apparition qu'un bon demi-siècle plus tard. D'autres sont comme un écho de l'enseignement de Guillaume Dufay qui, dans les années 1450, écrivit de nombreuses œuvres profanes pour la cour de Savoie, par exemple sa chanson la plus fameuse, Par le regard. D'un auteur anonyme, la délicate pièce Or ay je perdu mes amours est ici proposée dans une version instrumentale qui permet d'entendre le plus ancien orgue jouable au monde: datant de 1430 environ, l'orgue de Valère sur Sion, en Valais, est un témoin miraculeusement préservé de l'univers sonore de l'époque de Dufay. Comme l'ont montré de récentes analyses au carbone 14, le jeu de bourdons utilisé dans le présent enregistrement a été construit dans du bois d'arbres abattus au XIVe siècle! Siège d'un puissant évêché, Sion n'appartint jamais aux Savoie, mais le domaine de ces derniers s'étendait jusqu'aux riches vignobles de Conthey, que l'on peut contempler de la terrasse même du château de Valère.


ANTOINE BRUMEL

Vers la fin du XVe siècle, les progrès du commerce maritime firent peu à peu perdre de leur importance aux cols alpins. En revanche, avec le début des féroces guerres d'Italie, la Savoie devint un enjeu stratégique pour les troupes de François Ier, qui finit par l'occuper purement et simplement en 1536. Réfugié à Nice puis à Vercelli, le duc Charles III, intelligent mais irrésolu, ne régnait plus que sur un État fictif, dont les ressources s'amenuisaient sans cesse. De la brillante chapelle, il ne restait alors plus que de vagues restes. Et lorsque son fils, Emmanuel Philibert, entreprit de reconstruire le duché après 1550, il lui fallut pratiquement repartir de néant. Mais prévenu contre les intentions du grand frère français, et comprenant que les destinées de sa dynastie devaient s'orienter vers l'Italie, il établit sa cour à Turin. Devenu royaume de Piémont-Sardaigne en 1713, ce qui avait été l'État savoyard joua un rôle central pour l'unification italienne vers 1860. Et jusqu'en 1946, les descendants de Pierre II de Savoie, bâtisseur de Chillon, furent rois d'Italie.

Avant que ne s'effondre le pouvoir établi à Chambéry, la cour de Savoie connut encore un très brillant automne. Vers 1500, le duc Philibert, et surtout son épouse, Marguerite d'Autriche, surent attirer les artistes les plus prestigieux, tel Antoine Brumel, qui fut un des plus importants contemporains de Josquin Desprez. Cette efflorescence fut de courte durée, car le duc Philibert, dit Philibert le Beau, mourut jeune; devenue régente des Pays-Bas, et parvenant peu après à faire élite son neveu Charles Quint au trône d'empereur, Marguerite ne devait jamais oublier toutefois l'époque heureuse de sa vie où elle avait été duchesse de Savoie. À la mémoire de Philibert, elle fit ériger l'église de Brou, près de Bourg-en-Bresse. Ultime feu d'artifice de l'art gothique, les tombeaux de Brou sont comme une dentelle d'architectures et d'étoffes sculptées dans la pierre. Moines pénitents drapés dans leur bure sévère, sibylles esquissant un geste gracieux, madones aux regards rassérénés, une vie colorée fleurit à la surface de la pierre. Cette union paradoxale du monolithique et de l'élégant, nous la retrouvons dans le Requiem de Brumel. Cette œuvre oppose de larges plages d'accords statiques — â l'effet blafard, ou au contraire poignant — à d'autres passages dont la ligne mélodique délicatement ornée rappelle la grâce insolite de Brou, ce rêve devenu pierre.


ANTOINE DE LONGUEVAL

Au départ de Brumel, en 1502, Marguerite engagea pour lui succéder Antoine de Longueval, qui devait ensuite poursuivre sa brillante carrière au service du roi François Ier, dont il fut maître de chapelle. Malgré la célébrité dont il a joui de son temps, Longueval n'est pratiquement plus connu aujourd'hui que pour sa mise en musique du récit de la Passion du Christ, la plus ancienne version polyphonique de ce texte qui ait été conservée. A une époque où l'opéra n'existe pas encore, Longueval fait preuve d'un imaginaire extraordinaire, mettant notamment dans la bouche de la foule des cris de haine d'une violence inouïe. La conclusion de l’œuvre au contraire trouve des couleurs d'une sobriété et d'une tendresse émouvantes.

Dernier grand musicien au service des Savoie avant leur départ pour Turin, Longueval est ainsi l'ultime héritier d'une tradition riche entre toutes. Une page sera ensuite tournée, et le mécénat musical des descendants de Pierre II s'éloignera durablement de la Savoie et de la Romandie.

Vincent Arlettaz

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