medieval.org
Alpha 037
2003
Ensemble missionné par le Conseil Régional Centre, le Conseil Général d'Indre et Loire
Les chants:
WHO's WHO:
Bibliographie :
1. Promissa mundo gaudia [4:06] Hildelbert de LAVARDIN
conduit | tutti
texte: A. Beaugendre (op.cit) | mélodie: Antoine GUERBER
2. Vitam duxi [3:05] Pierre de BLOIS
chanson | soprano, vièle à archet
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 429 v
3. Sevi aure spiritus [3:47] Pierre de BLOIS
chanson | ténor RB, vièle à archet
texte: British Library, Arundel 384 A | mélodie: Antoine GUERBER
4. Spoliatum flore pratum [5:08] Pierre de BLOIS
chanson | baryton, vièle à archet, percussion
texte: British Library, Arundel 384 A | mélodie: Antoine GUERBER
5. Mundi princeps eicitur [1:25]
rundellus | ténor AG*, soprano, ténor RB, baryton, vièle à archet
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 464 v
6. Leto leta concio [1:04]
rundellus | ténor RB*, soprano, A, baryton
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 470 v
7. Jam dulcis amica [3:13]
chanson | ténor AG, soprano, vièle à archet
Paris, BN lat. 1118 (tropaire prosaire d'Auch) f 247 v
8. O labilis sortis [8:17] Philippe le CHANCELIER
baryton
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 427 v
9. O sedes apostolica [1:42]
rundellus | ténor AG*, soprano, ténor RB, baryton
Tours, BM 927
10. Gloria si mundi [2:20]
planctus | soprano
texte: P. Abrahams (op.cit) | mélodie: Antoine GUERBER
11. Dum medium [5:35] Philippe le CHANCELIER
conduit | ténor RB, vièle à archet
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 422 v
12. Sic mea fata [3:05] Hilaire d'ORLÉANS
chanson | baryton, vièle à archet
Paris, BN lat. 3719 f 88 r (Carmina Burana, CB 116)
13. O Maria [2:19]
conduit | soprano, vièle à archet
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 445 v
14. O mens cogita [3:22] Philippe le CHANCELIER
conduit | baryton, vièle à archet
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 438 v
15. Turmas arment [4:58]
conduit | ténor RB
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 431 v
16. Virgo Mater [5:38] Adam de SAINT VICTOR
séquence | ténor AG, vièle à archet
Paris, BN lat. 14452
17. Gratulemur [5:05] Adam de SAINT VICTOR
séquence | soprano, vièle à archet
Paris, BN lat. 14452
18. Passionis emuli [2:37]
rundellus | ténor AG, soprano, ténor RB, baryton, vièle à archet, percussion
Florence, BL, Pluteus 29.1, f 466 v
DIABOLUS IN MUSICA
Antoine Guerber
Aïno Lund-Lavoipierre, soprano
Raphaël Boulay, ténor RB
Antoine Guerber, ténor AG, percussion
Jean-Paul Rigaud, baryton
Brice Duisit, vièles à archet
& soutenu par la Fondation France Télécom
Enregistré à Paris en octobre 2002
Chapelle de l'Hôpital Notre-Dame de Bon Secours.
Prise de son, montage, direction artistique : Jean-Marc LAISNÉ
Micros : Neumann TLM 50 S, Enregistreur : NAGRA digital 24 bits,
Montage : station Pyramix
illustration : "Q", initiale ornée tirée du Manuscrit 321
Morales sur Job de saint Grégoire le Grand, XIIe siècle
Fonds de la cathédrale Saint-Gatien de Tours, Bibliothèque Municipale de Tours
Photographies : Robin Davies
Sources manuscrites :
1, 3, 4, 10:
textes :
1: A. Beaugendre (op.cit)
3, 4: Br Lib Arundel 384 A
10 : P.Abrahams (op.cit)
mélodies : Antoine GUERBER
2, 5, 6, 8, 11, 13, 14, 15, 18 : Florence Bibl.Laur.Plut 29,1
7: BN lat 1118
9: BM Tours 927
12 : BN lat 3719
16, 17 : BN lat 14452
Instruments :
Vièles à archet de Christian RAULT (1999 et 2001)
Percussion traditionnelle irlandaise
Traductions des textes :
Pascale BOURGAIN :7, 12
Katell LAVEANT : 1, 3, 4, 10, 16, 17
Antoine GUERBER : 2, 5, 6, 8, 9, 11, 13, 14, 15, 18
Production 2002 & © Alpha 2003
" CARMINA GALLICA "
Chansons latines du XIIe siècle
Carmina gallica, chansons françaises... La traduction littérale de ce
titre a pour l'homme du XXIe siècle des résonances particulières, bien
contemporaines, mais les poésies et les musiques de notre programme
datent bien toutes de la période allant de la fin du XIe tout début du
XIIIe siècle. Il s'agit en grande partie de musiques profanes, quelques
pièces paraliturgiques y ayant néanmoins leur place, justifiée par les
liens très étroits qui lient les poésies profanes et sacrées à cette
époque. Toutes sont en latin et sont l'œuvre de clercs : chansons
d'amour, de lamentation, de jubilation, narrations, chants à danser,
séquences, conduits pieux... Toutes ces poésies, écrites dans une langue
aujourd'hui morte, témoignent d'une verdeur, d'une fraîcheur
insoupçonnées. Les chanter près de huit cents ans plus tard constitue
pour nous la meilleure façon d'être touchés par ce XIIe siècle si
éloigné de nous et de le comprendre.
Beaucoup de nos
histoires de la musique ont longtemps assuré que la chanson profane
était née avec Guillaume IX, le premier des troubadours connus, autour
des années 1100, et qu'elle avait rapidement obtenu un succès très
important. Si l'éclosion de la chanson en langue vernaculaire, en
l'occurrence la langue d'oc, constitue un événement majeur de notre
histoire artistique, il convient de ne pas simplifier outre mesure
celle-ci et de ne pas occulter d'autres faits tout aussi fondamentaux,
comme la floraison étonnante de la poésie latine profane à une période
contemporaine, sinon antérieure à celle des premiers troubadours:
Héloïse assure elle-même à Abélard, avant 1115, c'est à dire du vivant
de Guillaume IX, que ses chansons d'amour en latin, hélas perdues pour
nous à tout jamais, sont fredonnées par les jeunes gens dans toute la
France!
Les historiens, notamment français, démontrent
brillamment depuis plusieurs décades que le Moyen Âge n'est pas l'époque
homogène, linéaire que son vocable laisse supposer. Ce qui est avéré
pour tous les mouvements de la société (économiques, politiques,
sociaux) l'est évidemment pour notre histoire culturelle, artistique,
comme l'a magistralement illustré Georges Duby dans plusieurs de ses
ouvrages, apportant ainsi un éclairage nouveau sur les mentalités et les
sensibilités des différents moments qui constituent le Moyen Âge. Ainsi
le simple XIIe siècle, qui recouvre presque l'intégralité des musiques
enregistrées ici, comprend-il une succession de profonds
bouleversements. Les poésies de Baudri de Bourgueil et d'Hildebert de
Lavardin, les plus anciennes de notre programme avec la chanson anonyme Jam dulcis amica,
datent d'une période très particulière, que Dominique Barthélémy
appelle le «paroxysme de la féodalité». Depuis que l'an mil est passé,
le roi, les grands princes, et parallèlement le pape et les évêques,
voient leur autorité et leur pouvoir s'affaiblir considérablement. La
petite noblesse provinciale, souvent récente, s'arroge de nouveaux
droits, comme celui de se construire un château, fait émerger de
nouvelles coutumes à son profit, exerce sa justice arbitraire et
violente... La féodalité s'installe dans tout l'ouest de l'Europe et la
noblesse accumule durant tout le XIe siècle de grandes richesses, grâce à
des prélèvements très importants sur le monde agricole, en plein
progrès technique et démographique. L'apogée de ce mouvement féodal,
souvent violent et désordonné, se situe dans les années 1070-1130. C'est
très exactement l'époque de la grande réforme dite grégorienne, que
l’Église commence à imposer, même si c'est surtout au cours du XIIe
siècle que se feront sentir ses effets majeurs: séparation nette du
clergé et des laïcs, encadrement strict de la vie privée par l’Église,
laquelle perd toutefois beaucoup de son pouvoir temporel au profit des
seigneurs, esprit de croisade, développement du mouvement ascétique.
C'est paradoxalement au cours de cette même période chaotique qu'un
«nouveau printemps du monde» va éclore et «fleurir sur la vieille souche
latine» (Georges Duby). L'art roman, en effet, s'élabore peu à peu dans
les monastères de certaines provinces éloignées du pouvoir central,
monastères dont le nombre et le rayonnement s'accroissent à grande
vitesse. C'est l'heure du triomphe de Cluny et de son étonnante
puissance. Dans ces mêmes abbayes, la création poétique et musicale
trouve de nouvelles directions : les tropes, la polyphonie, les drames
liturgiques.
Dans ce monde qui semble émerger des ténèbres,
très peu d'hommes savent lire et écrire. Les mouvements artistiques ne
concernent qu'une petite élite au sein des plus grandes cours et des
écoles épiscopales ou monastiques, dans lesquelles les enfants de la
haute noblesse viennent faire leur apprentissage. À la fin du XIe
siècle, dans les milieux cléricaux des cathédrales de la vallée de la
Loire et des régions avoisinantes (Angers, Tours, Rennes, Poitiers,
Chartres), la poésie latine connaît une vigoureuse efflorescence.
Quelques clercs, prêtres, parfois évêques échangent une abondante
correspondance et écrivent des poèmes d'amour profane... Cette école
poétique préfigure très clairement la naissance de la poésie
vernaculaire, mais également celle de toute la société courtoise.
Au cours du XIIe siècle, le vent va en effet changer de sens: les
princes, rois, évêques, vont réussir à restaurer leur pouvoir, avec les
mêmes méthodes que leurs vassaux au siècle précédent: accumulation de
richesses par prélèvements, consolidation de la pyramide féodale,
cristallisation des patrimoines et de leur transmission... L'art
gothique, royal, va pouvoir s'imposer sous l'impulsion première de Suger
à Saint-Denis. Le mouvement ne viendra plus des abbayes, mais des
cathédrales. Les villes et leurs corporations montent également en
puissance, constituant bientôt le seul contre-pouvoir fort à la haute
noblesse. L'art se laïcise et s'urbanise et la poésie lyrique verra donc
l'apparition des premières chansons en langues vernaculaires, puis leur
irrépressible succès.
Le latin au XIIe siècle reste
néanmoins une langue extrêmement vigoureuse. Pour l'élite
intellectuelle, les auteurs et compositeurs de nos «carmina», elle est
en effet beaucoup plus qu'une langue sacrée. Le latin, qui n'a jamais
cessé d'être étudié et utilisé durant tout le Moyen Âge, est parlé
quotidiennement au XIIe siècle par cette élite qui travaille, invente,
crée, pense en latin, et qui renouvelle profondément les systèmes
poétiques issus de l'Antiquité. Bien entendu, la poésie lyrique de ce
siècle si contrasté reflète ces bouleversements et ces mutations
contemporains. Le système métrique, alternance de longues et de brèves
qui gouverne la poésie antique depuis les aèdes grecs, est peu à peu
supplanté au cours du haut Moyen Âge par le système rythmique, basé sur
l'accent de chaque mot et qui correspond beaucoup plus à une réalité
bien vivante: la langue parlée tous les jours, telle qu'elle est
prononcée et entendue. De même, les rimes et assonances, les
allitérations, plutôt rares jusqu'au Xe siècle, vont se généraliser et
devenir ainsi les signes caractéristiques de la poésie médiévale, avec
l'utilisation de plus en plus fréquente du refrain. La génération qui a
formalisé ces profondes innovations, celle d'Abélard, en a eu fortement
conscience: elle se disait «moderne» par opposition aux anciens (elle a
d'ailleurs inventé ce mot pour cela!) tout en reconnaissant sa dette
envers ces mêmes anciens par la célèbre maxime de Bernard de Chartres :
"Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants." La génération
d'Abélard a évidemment influencé et nourri toute la création poétique du
siècle et en particulier les auteurs présents sur cet enregistrement,
dont Hilaire d'Orléans, élève d'Abélard, ou Pierre de Blois, dont un
autre élève d'Abélard, Jean de Salisbury, fut le précepteur.
Beaucoup de parallèles peuvent être dressés entre la poésie latine et
le répertoire des troubadours et des trouvères : les deux naissent
exactement au même moment et ne cesseront de s'enrichir mutuellement;
dans les différentes langues, les poètes innovent, expérimentent de
nouvelles formes littéraires, tout en restant dans un cadre
traditionnel; ce que les manuscrits nous ont transmis ne constitue
qu'une petite partie de l'immense corpus initial de ces deux
répertoires: les auteurs appartiennent au même milieu social, d'un très
haut niveau intellectuel, nourri de lettres antiques: si plusieurs
troubadours étaient d'origine plus simple, la plupart connaissait
parfaitement le répertoire latin, certains étant d'ailleurs eux-mêmes
des clercs; les poésies latines et vernaculaires étaient toutes les deux
faites pour être chantées (et ceci jusqu'au XIV' siècle!); dans les
deux cas, très peu de musiques nous ont été transmises: dans cette
société de transmission orale, on commence à écrire les nouvelles
poésies, mais très peu les musiques qui ne sont pas religieuses
(celles-ci étaient souvent connues de tous, ou pouvaient resservir pour
plusieurs textes, puisque le procédé du «contrafactum» est déjà attesté
au XII= siècle); enfin, comme l'a brillamment montré Jacques Chailley,
les thèmes poétiques sont souvent communs aux deux répertoires et les
parentés formelles, structurelles, littéraires et musicales sont
frappantes: dans les deux cas, de grandes personnalités artistiques sont
en train de renouveler le rapport texte-musique, même si cela reste
toujours dans le cadre de la tradition établie, s'inspirant d'Ovide et
nourrie des grands textes antiques.
Une spécificité demeure
néanmoins plus caractérisée chez nos poètes latins au cours du XIIe
siècle: la virtuosité, la légèreté, la maîtrise extraordinaire de la
langue, de ses jeux de rythmes et de couleurs, qui donneront chez
certains des plus fameux auteurs une véritable jubilation, qui plus est
consciente, de la maîtrise du jeu des mots. À la fin du siècle, Pierre
de Blois et Philippe le Chancelier en seront de brillants exemples et
leur registre sera beaucoup plus étendu que celui de leurs devanciers:
des conduits pieux aux chansons érotiques pour le premier, de l'austère
et simple avertissement (admonitio) mis en musique au flamboyant lai lyrique pour le second.
Une des principales difficultés pour les musiciens du XXIe siècle que
nous sommes fut de tenter de trouver une esthétique d'interprétation
pouvant convenir à une période aussi éloignée et aussi diversifiée.
L'obstacle majeur est exactement le même que pour les historiens:
l'absence de sources. Le premier corpus de théoriciens de la musique
traitant d'interprétation date du XIIIe siècle et parle de l'Ecole de
Notre Dame telle qu'on la chantait autour des années 1200. Comme Georges
Duby le démontre, l'environnement social, culturel est très différent
un siècle plus tôt. Le peu que nous connaissons de façon fiable sur les
conditions d'interprétation, sur l'ambiance culturelle de cette époque,
nous a conduit à faire des choix avec un faisceau de probabilité assez
serré: le chant est essentiellement soliste, l'accompagnement
instrumental également, quand il existe. Il s'agit d'un art monodique
qui n'a nul besoin de bourdon supplémentaire, de déchant vocal ni de
contrepoint, toutes techniques généralement surexploitées par les
interprètes modernes. L'ambiance doit être intime, presque élitiste
puisqu'il nous faut imaginer une cour, un poète récitant ses vers devant
quelques personnes seulement, susceptibles de pouvoir goûter les
raffinements de ses compositions. Il s'agit d'œuvres de clercs, écrites
pour les clercs ou pour les plus grands princes.
Ces éléments
sont évidemment assez éloignés des habituelles conditions du concert
d'aujourd'hui, d'autant plus que les interprètes doivent tenter
d'appréhender la sensibilité des hommes du XIIe siècle, fort distante de
la nôtre. Comment comprendre, par exemple, que certaines belles
mélodies, très proches dans leur sérénité, leur plénitude, puissent
porter de beaux poèmes d'amour aussi bien que des diatribes d'une
férocité étonnante contre la politique de tel grand personnage Comment
interpréter musicalement ces intentions? Paul Rousset décrit l'intense
émotivité, l'extraversion, la grande versatilité des hommes de l'âge
roman. Les conditions de vie matérielles, terribles, la proximité de la
nature sauvage, dangereuse et inconnue, la cruauté de la guerre, ne
laissaient survivre que les plus forts, souvent les plus violents. La
violence des chevaliers, bien connue, fait d'ailleurs écho à la violence
verbale de nos poètes. Cette violence omniprésente coexiste avec une
extrême sensibilité, s'exprimant sans réserve dans les larmes. Les
romans épiques foisonnent de ces personnages extravertis, si sensibles à
la beauté physique, capables de passer brusquement de la colère à la
pitié larmoyante, faisant preuve d'un goût immodéré pour le merveilleux,
le surnaturel.
Une recherche sur l'ornementation,
c'est-à-dire sur la distance nécessaire entre la notation musicale et la
restitution spontanée du chanteur, s'avère également délicate (bien
qu'elle le soit aussi pour les musiques des siècles suivants!). Une
profonde connaissance de l'ensemble des répertoires voisins, antérieurs
ou postérieurs au XIIe siècle (notamment des musiques grégoriennes) est
indispensable pour appréhender le langage musical à disposition de ces
compositeurs: formules modales typiques, cadences, etc. l'interprète
doit alors trouver le juste équilibre entre une distance par rapport à
l'écrit, souvent inexistant au XIIe siècle, et le respect des sources
qui est la base de son travail. Les musicologues insistent sur
l'étonnante stabilité de la tradition orale, en comparaison du terrain
plus mouvant de la tradition écrite (multiples variantes,
incompréhensions, fautes des scribes ...). Notre instrumentarium
est des plus réduits: deux vièles à archet. En France du nord, seule la
harpe, surtout après 1150, pourrait convenir pour ces chansons latines,
en dehors de l'instrument roi: la vièle. La famille des luths est, elle,
exclue, ne faisant son apparition en pays d'oïl que timidement au XIIIe
siècle. Les instruments que nous utilisons sont le fruit d'un long
travail de recherche du luthier Christian Rault, après un examen
attentif de l'iconographie et de la statuaire romanes. Deux types de
vièle différents s'en détachent, construits sur des rapports
mathématiques harmonieux et utilisant différents accords que l'on
retrouve dans beaucoup de répertoires de musiques traditionnelles du
monde entier et dans le traité du dominicain Jérôme de Moravie, le
premier théoricien à en parler de façon explicite dans les années 1280.
Enfin, la démarche de restitution de l'ensemble Diabolus in Musica
implique toujours une attention particulière portée à la prononciation
des langues dans lesquelles les musiques devaient sonner. Ce travail
nous semble tout aussi indispensable que l'examen paléographique des
manuscrits, pour pouvoir goûter pleinement la saveur, mais aussi la
force de ces poésies. Comme l'assurent les spécialistes de phonétique
historique (Gaston Zink, Eugène Green), les clercs du Moyen Âge
prononçaient le latin selon les habitudes phonétiques de leur parler
maternel vernaculaire, en tenant compte bien sûr des règles
d'accentuation propres au latin médiéval. Ce latin médiéval était donc
articulé exactement comme s'il s'agissait d'une langue romane et cette
prononciation a évolué avec celle de cette même langue, en l'occurrence
la langue d'oïl, très précisément décrite dans beaucoup d'ouvrages de
phonétique historique. Ainsi prononçons-nous dans cet enregistrement,
outre les nasalisations si caractéristiques du français, les u «pointus»
, et non «ou» à l'italienne, puisque tel était le cas dans la France du
nord depuis la période carolingienne. La question eût été différente
pour des musiques proprement liturgiques, puisque Pon sait qu'à de
nombreuses reprises au cours des siècles, la papauté a envoyé ses
émissaires dans les diocèses français, chargés de faire respecter la
prononciation orthodoxe, donc italienne (preuve qu'elle ne devait pas
l'être). Pour nos chants profanes et le contexte courtois de notre
programme, la prononciation «romane» s'impose.
PROMISSA MUNDO GAUDIA:
poème d'Hildebert de Lavardin sur le jugement Dernier, au symbolisme
très riche. Le texte, écrit dans un latin néoclassique, utilise
néanmoins le procédé si musical du petit refrain de deux mots : «die
ista», «en ce jour», qui revient comme une litanie.
Les chansons de Pierre de Blois:
ce très grand intellectuel, l'une des figures majeures de son siècle, a
excellé dans tous les domaines littéraires: cléricaux ou courtois,
latins ou vernaculaires. VITAM DUXI
est une discussion sur l'amour, que l'on croirait sortie de la bouche
d'un trouvère de la cour d'Henri II Plantagenêt et de sa femme Aliénor,
mais qu'il est étonnant de trouver parmi les conduits latins du "Magnus
Liber" de l'Ecole de Notre Dame! (manuscrit de Florence). SEVIT AURE SPIRITUS et SPOLIATUM FLORE
sont des poésies d'amour presque érotiques, qui ont contribué à la
grande renommée de Pierre de Blois. Était-ce un amour fictif, idéalisé?
La «Flora», objet de toutes les attentions de l'auteur, semble bien
charnelle... Les reprises d'un joyeux refrain sont fréquentes dans les
poésies d'amour de Pierre de Blois. L'amour est gai et savoureux pour ce
poète!
Les rundelli: sortes de danses cléricales en
faveur fin XIIe et début XIIIe siècle en France d'oïl, venant du
manuscrit de Florence, ou du manuscrit de Tours. Témoins d'une foi
profonde et naïve, les rundelli constituaient les divertissements pieux
des jeunes gens les jours de grande fête (Pâques: PASSIONIS EMULI et MUNDI PRINCEPS, Noël: LETO LETA CONCIO, fête d'un évêque: O SEDES APOSTOLICA).
JAM DULCIS AMICA:
chanson d'amour anonyme datant de la fin du XIe siècle (Jacques
Chailley). Il s'agit d'un dialogue entre deux amants, mais se situant à
la lisière des sphères profane et paraliturgique: la poésie est une
sorte de variation sur le cantique des cantiques, inspirée davantage par
Ovide que par l'amour courtois, pas encore en vogue à l'époque où cette
chanson fut écrite!
Les conduits de Philippe le Chancelier:
ces chants sont également tirés du manuscrit de Florence. Philippe
semble moins léger, plus sévère que Pierre de Blois. Sa vie tourmentée
l'explique probablement mais son inventivité créatrice nous frappe tout
autant. Philippe le Chancelier fut un virtuose de la rime, du jeu
littéraire, un grand poète doublé d'un excellent compositeur et d'un
interprète dont les vertus de chanteur et de joueur de vièle sont louées
par le clerc trouvère Henri d'Andeli. Les pièces choisies ici sont
d'excellents exemples des talents de Philippe: rappel à l'ordre adressé à
l'Esprit qui ne doit pas se laisser envahir par la vanité (O MENS COGITA), violent pamphlet contre la bassesse de la condition humaine et la faiblesse du pécheur (O LABILIS SORTIS),
poème aux nombreuses références bibliques sur la lumière apportée au
monde par le christianisme mettant fin à 1'"ancienne loi": le judaïsme (DUM MEDIUM).
GLORIA SI MUNDI:
planctus de Baudri de Bourgueil sur la mort de Gui-Geoffroi, dit
Guillaume, 8ème duc d'Aquitaine, le père du premier troubadour, survenue
en 1087, la même année que son homonyme normand, Guillaume dit le
Conquérant. Le planctus, chant funèbre, est un genre prisé dès le IXe
siècle, aussi bien en latin qu'en langues romanes, et dès l'origine
pourvu de notations musicales. Les mélodies des planctus semblent
exprimer des émotions très particulières, et l'on connaît l'importance
des rites et des cérémonies funéraires de la société féodale, ainsi que
de toutes les sociétés dites primitives. Le planctus est néanmoins
davantage un chant du souvenir, un hommage rendu a posteriori, qu'une
musique pour la célébration funèbre elle-même.
SIC MEA FATA:
chanson d'amour d'Hilaire d'Orléans, pour lequel «amor» rime si bien
avec «dolor»... L'ambiguïté du texte ne permet pas de discerner si le
plaisir d'aimer l'emporte sur la douleur de ne pas être aimé, thème très
courant chez les troubadours contemporains d'Hilaire. Cette chanson
nous a d'ailleurs été transmise par un manuscrit du sud de la France
(Ecole de Saint-Martial de Limoges) contenant beaucoup de pièces latines
profanes, mais également par le fameux manuscrit des Carmina Burana,
célèbre compilation offrant un excellent choix de
poésies lyriques de la fin du XII` et du XIII, siècle.
Les conduits anonymes:
ces pièces sont tirées du fameux «Magnus Liber» de Florence, qui nous
transmet le répertoire de l’École de Notre Dame en vigueur à Paris
autour des années 1200. La collection unique de conduits monodiques que
ce manuscrit comporte nous donne une vue incomparable sur la monodie
latine de la fin du XIIe siècle. Aucune pièce n'est clairement signée,
mais beaucoup d'attributions sont rendues possibles par comparaison avec
d'autres sources. Les sujets, les genres littéraires comme les
mélodies, sont d'une grande diversité, d'une ampleur étonnante, même si
la chanson d'amour profane n'est que très peu représentée dans ce
manuscrit écrit pour la cathédrale Notre-Dame de Paris.
O MARIA STELLA MARIS:
conduit dédié à la Vierge Marie. La période gothique, qui commence vers
1140, verra un extraordinaire développement du culte marial, accompagné
d'une abondante production littéraire et musicale. Les deux derniers
vers semblent bien constituer un refrain, mais nous ne possédons le
texte que d'un seul couplet.
TURMAS ARMENT:
conduit sur un événement tragique de l'histoire cléricale: le meurtre
en 1192 du cardinal et évêque de Liège, Albert de Louvain, par des
hommes de main de l'empereur Henri VI qui souhaitait installer sur le
siège épiscopal un homme de son lignage. Si la pièce est
circonstancielle, la mélodie est particulièrement travaillée, ornée de
riches mélismes.
Les proses d'Adam de Saint Victor:
les proses, ou séquences, sont des poésies rythmiques liturgiques ou
paraliturgiques dans lesquelles le génie créateur du Moyen Âge s'est
exprimé avec la plus grande inventivité. Paris est un centre
particulièrement productif en la matière et la toute jeune mais déjà
prestigieuse abbaye de Saint Victor (fondée en 1108 par Guillaume de
Champeaux, elle possède déjà vers le milieu du siècle l'une des plus
grandes bibliothèques d'Europe) est très réputée pour son répertoire de
séquences et ses traditions mélodiques propres. Adam de Saint Victor est
sans conteste l'un des très grands poètes liturgiques du Moyen Âge, à
la poésie variée, souple, limpide. Le symbolisme de ses textes est
évidemment très proche de celui des grands intellectuels ayant
brillamment animé l'école de l'abbaye, devenue rapidement fameuse au
XII' siècle (Richard, Godefroy et Hugues de Saint Victor). Il nous reste
45 proses d'Adam et leurs mélodies très originales, au large ambitus,
font penser à celles des lais, équivalents profanes des séquences. Comme
pour une large part de la poésie lyrique latine du XII' siècle, la
mélodie affirme son indépendance par rapport au texte, et l'accent
musical est souvent en désaccord avec l'accent tonique de la langue.
Abélard:
né près de Nantes vers 1080, mort peu après avoir été recueilli par
Pierre le Vénérable près de Cluny en 1142. Abélard fut l'un des plus
grands intellectuels de tout le Moyen Âge. Poète, théologien, maître
adulé, esprit brillant, séduisant, provocateur, ses talents multiformes
lui ont vite fait acquérir une immense renommée dans toute l'Europe. Son
histoire d'amour avec Héloïse, ses combats intellectuels et néanmoins
acharnés contre Saint Bernard mais également contre la plupart des
grands esprits de son temps, ses deux condamnations en conciles sont
restés célèbres. Ses nombreuses chansons d'amour, apparemment très
populaires, sont malheureusement perdues. Son influence littéraire,
intellectuelle, féconda tout le XII' siècle.
Adam de Saint Victor:
nous ne savons que peu de choses de ce poète pourtant très célèbre à
Paris au XII' siècle. Il fut un chanoine de haut rang de la cathédrale
Notre-Dame jusqu'en 1133, avant de se retirer à l'abbaye voisine de
Saint Victor dont il avait déjà fait la bénéficiaire de ses revenus
depuis longtemps. Ce fait est sans doute à l'origine des grandes
tensions existant entre la cathédrale et ce monastère pourtant fondé par
un chanoine de Notre-Dame. Ces disputes culminèrent avec le meurtre du
prieur Thomas de Saint Victor, qui avait été chargé d'enquêter sur les
biens des archidiacres de Notre-Dame en cette même année 1133...
Baudri de Bourgueil:
né à Meung sur Loire en 1046, mort en 1130 après avoir été prieur de
l'abbaye St Pierre de Bourgueil et archevêque de Dol en Bretagne. Il fut
l'un des piliers de l'école littéraire latine néoclassique qui fleurit
dans la vallée de la Loire fin XIe début XIIe siècle, mais sa grande
renommée est vite retombée dans l'oubli.
Hilaire d'Orléans:
excellent poète latin, proche des auteurs de certains Carmina Burana.
Il fut l'élève d'Abélard au Paraclet, lorsque l'ermitage perdu dans la
nature du grand théologien se fut vite transformé en école, devant
l'affluence des élèves attirés par la renommée d'Abélard.
Hildebert de Lavardin:
né vers 1055, évêque du Mans puis archevêque de Tours, mort en 1133. Il
fut un auteur réputé de sermons, traités de théologie, poèmes, et d'une
abondante correspondance d'un très haut niveau poétique avec ses amis
ecclésiastiques (Baudri de Bourgueil, Marbode de Rennes...) qui
n'hésitait pas à aborder le thème de l'amour profane. Hildebert est un
véritable humaniste, amoureux des beautés du monde terrestre et de
l'Antiquité, ce qui est exceptionnel avant 1100.
Philippe le Chancelier:
né en 1165 et mort en 1236. Philippe fut un grand personnage à la vie
tourmentée. En tant que chancelier de la cathédrale Notre-Dame de Paris,
il fut au cœur de la violente querelle ayant opposé l'évêché à
l'université naissante. Il se battit toute sa vie contre l'injustice,
sans crainte d'attaquer directement les puissants grâce à son talent
littéraire, inventif et multiforme. Le clerc Henri d'Andeli, dans le Dit
du Chancelier Philippe, a loué ce « jongleur de Dieu » dont il vantait
également les poésies en langue vernaculaire. hélas perdues.
Pierre de Blois:
né à Blois en 1135 dans une famille aristocratique, cet immense poète
est mort pauvre et seul en 1212 après une vie bien remplie. Il étudia à
Tours, Paris, Bologne, reçut l'enseignement de jean de Salisbury, élève
d'Abélard, fut le précepteur à Palerme du futur roi de Sicile Guillaume
II, avant de rejoindre la chancellerie de la plus brillante cour
d'Europe, celle d'Henri II et Aliénor. Ce grand intellectuel se vantait
de pouvoir dicter, tel Jules César, à quatre scribes en même temps...
Son registre poétique est absolument complet: chansons d'amour,
érotiques, pièces circonstancielles, morales ou satiriques, compositions
religieuses, débats. Son œuvre reflète parfaitement les aspirations,
les tensions, les doutes de son siècle.
P.ABRAHAMS : Les œuvres poétiques de Baudri de Bourgueil
G.ANDERSON : Notre Dame and related conductus
P.AUBRY et A.MISSET : Les proses d'Adam de Saint Victor
D.BARTHELEMY : L'ordre seigneurial : XIe et XIIe' siècles
A.BEAUGENDRE : Hildebert de Lavardin, opera
B.BISCHOFF : Carmina Burana
J.J.BOURASSE : Hildebert de Lavardin, opera omnia
P.BOURGAIN : Le tournant littéraire du milieu du XIIe siècle
P.BOURGAIN : Poésie lyrique latine du Moyen Âge
A.BRIAN-SCOTT : Hildebert de Lavardin, carmina minora
J.CHAILLEY : L’École musicale de Saint-Martial de Limoges
M.CIANCHY : Abélard
P.DRONKE : Medieval latin and the rise of european love-lyric
P.DRONKE : The lyrical compositions of Philippe le Chancelier
P.DRONKE : latin and vernacular poets of the Middle Ages
P.DRONKE : The medieval poet and his world
G.DUBY : L'Europe des cathédrales, tome 1 : Adolescence de la chrétienté occidentale
G.DUBY : L'histoire continue
R.FALCK : The Notre Dame conductus
M.E.FASSLER : Who was Adam de Saint Victor ? The evidence of the sequence manuscripts
I.A.GILES : Pierre de Blois, opera omnia
E.GREEN : Le parole baroque
A.HERON : Henri d'Andeli : Oeuvres
M.HUGLO : Abélard, poète et musicien
M.HUGLO : La chanson d'amour en latin à l'époque des troubadours et des trouvères
C.J.MAC DONOUGH : The Oxford poems of Hugh Primas and the Arundel lyrics
A.MACHABEY : Introduction à la lyrique musicale romane
E.ROESNER : Magnus Liber Organi
Y.ROKSETH : Danses cléricales du XIIIe siècle
P.ROUSSET : Recherches sur l'émotivité à l'époque romane
M.SAHLIN : Étude sur la carole médiévale
R.STEINER : Some monophonic latin songs composed around 1200
G.VECCHI : Poesia latina medievale
W.VON DEN STEINEN : Les sujets d'inspiration chez les poètes du XIIe siècle