La douce mélancolie de Marguerite
Pour ung jamais ung regret me demeure,
Qui sans cesser nuyt et jou , à toute heure,
Tant me tourmente que bien vouldroie morir
Car ma vie est fors seulement languir...
...sont les premiers vers d'un poème écrit par Marguerite d'Autriche,
gouvernante des Pays-Bas, mécène, poétesse et sans doute aussi
compositrice. Cette sombre plainte, appelée dans une source allemande, Fraw Magretsen lied
(la chanson de dame Marguerite), caractérise bien la fille de
l'empereur Maximilien d'Autriche et de Marie de Bourgogne, elle dont la
vie ne fut traversée que de rares moments de joie.
Marguerite avait vu le jour à Bruxelles en 1480. Après le décès tragique
de sa mère à la suite d'une chute de cheval - Marguerite n'avait alors
que deux ans à peine -, elle fut promise au Dauphin, pour sceller une
alliance avec le trône de France. Durant dix ans, elle reçut en
conséquence une éducation à la cour de France. Mais le successeur au
trône, le futur Charles VIII, refusa cette union en 1491, au profit
d'Anne de Bretagne. Quelques chansons dont Tous nobles cœurs de Pierre de La Rue et Tous les regretz
d'Antoine Brumel expriment la douleur très vive que Marguerite dut en
ressentir. Par la paix de Senlis, en 1493, Marguerite fut donc «rendue» à
son père et s'en retourna aux Pays-Bas.
Son mariage en 1497
avec le successeur au trône d'Espagne, Jean de Castille, et
simultanément, celui de son frère Philippe le Beau et de Jeanne de
Castille, fut un coup de maître politique et tactique, négocié dès 1495
par Maximilien. Hélas, jean mourut la même année et Marguerite fit une
fausse-couche peu après. On dit que Marguerite songea à mettre fin à ses
jours, ce que cet enregistrement illustre par la plainte désespérée de
Didon, reine de Carthage, Duces exuviæ, sur un superbe texte de
Virgile. Rentrée aux Pays-Bas en 1499, Marguerite se maria en 1501 avec
Philibert, duc de Savoie. Le duché touchait à la France, à la Suisse et à
l'Italie. Ce fut incontestablement une période heureuse, où la danse se
mêlait aux chansons badines comme Et qui la dira dira d'Heinrich Isaac, et Vray Dieu
d'Antoine Bruhier. Toutes deux sont tirées du
«petit» chansonnier de Marguerite, confectionné lors
de son séjour en Savoie.
Le sort la frappa à nouveau: Philibert mourut prématurément en 1504.
Elle s'établit à Malines, tout en faisant bâtir, à Brou, près de
Bourg-en-Bresse, avec l'aide d'artistes français puis brabançons, une
église et un couvent à la mémoire de son mari défunt. Ce lieu deviendra
plus tard son propre mausolée. En écho à ces coups du sort, Marguerite
chercha la consolation dans de nombreuses chansons mélancoliques. C'est
particulièrement frappant dans le recueil que l'on appellera son «grand»
chansonnier, compilé par son copiste de cour, Petrus Alamire, et ses
assistants. Imprégnée de sentiment morbide, la chanson Pourquoy non
de Pierre de La Rue illustre bien cette atmosphère sombre. Le
Tournaisien s'impose comme le compositeur qui a su évoquer le mieux les
sentiments de sa protectrice.
Un autre coup du sort sera, en
1506, le décès prématuré à Burgos, de son frère Philippe, son aîné de
deux ans. La chanson anonyme Se je souspire,
qui ne fait pas partie du présent enregistrement, renvoie
clairement à ce triste événement, tout comme Doleo super te, quatrième partie du Considera Israël,
poème plus vaste, sans doute écrit par Marguerite elle-même, sur le
lamento biblique de David pleurant la mort de son ami Jonathas. En 1507,
Marguerite devint gouvernante des Pays-Bas, à la suite du décès de son
frère, dont elle éduqua les enfants: sa belle sœur, Jeanne, anéantie par
le chagrin, avait basculé dans la folie et dépérissait au couvent de
Tordesillas.
Stigmatisée par tant de souffrances personnelles, elle prendra pour devise Fortune infortune fort une, elle, que son poète de cour Jean Lemaire de Belges dira dame de deuil tousjours triste et marrie. On en voudra pour preuve les nombreuses chansons de regretz qui émaillent ses deux chansonniers.
Marguerite jouait de divers instruments, instruite notamment par
l'organiste de cour Govard Nepotis; et sa culture était vaste. Elle fit
en sorte que le futur Charles-Quint, son frère et ses quatre sueurs
reçoivent une instruction humaniste. Elle s'entoura de personnalités
comme le physicien Cornelius Agrippa, Adrien d'Utrecht - le futur pape
Adrien VI-, Erasme, et des artistes comme le peintre Bernard van Orley
et le miniaturiste Gérard Horenbout. L'enseignement de la musique, dont
la pratique du clavicorde et d'autres instruments, fut confié à
l'organiste Henri Bredemers.
Son goût pour les arts ne
s'arrêtait pas là, comme en témoignait sa riche bibliothèque
«bourguignonne». Elle possédait notamment les Très riches heures du duc de Berry,
magnifiquement enluminées par les frères de Limbourg. Elle
collectionnait aussi les tableaux, dont des œuvres de Van Eyck, Memling,
Bosch: Albert Dürer, parmi d'autres, vint les admirer.
À la
majorité de Charles-Quint (1515), Marguerite vécut plus en retrait.
Elle revint à l'avant-plan en 1517, au moment où Charles-Quint gagna
l'Espagne, à la mort de Ferdinand d'Aragon, et plus encore lorsqu'elle
reprit en son nom les prérogatives de gouvernante des Pays Bas, en 1519.
Cette année-là, la cour bourguignonne des Habsbourg, selon une
tradition familiale, avait réussi à faire élire empereur le jeune
Charles, en dépit de la concurrence de candidats de poids, comme le roi
de France François Ier, le roi d'Angleterre Henri VIII et le roi de
Hongrie Lajos. Malgré les restrictions (secrètes) dont Charles-Quint
avait assorti le gouvernorat, Marguerite réussit à se profiler comme une
régente exemplaire, - un peu trop autonome parfois au goût de
l'empereur -, apportant aux Pays-Bas la prospérité, alliant la conduite
de l'état et son goût pour la culture.
La musique continua à
jouer pour elle un rôle majeur, qu'elle fût sacrée (il faut voir maints
magnifiques livres de chœur sortis des mains d'Alamire et de ses
copistes), ou profane. Souvent interprétée par les compositeurs
eux-mêmes, la musique résonnait quotidiennement à la cour de Malines.
Parmi les principaux, citons Pierre de La Rue, sans doute son
compositeur préféré, Josquin Desprez, le prince des compositeurs, Gaspar
van Weerbeke, Alexandre Agricola, l'organiste Marbrianus de Orto,
Antoine Divitis, Jean Richafort, Jheronimus de Clibano et Nicolas
Champion.
L'image que l'on se fait aujourd'hui de Marguerite
d'Autriche est probablement trop uniment triste. Ce n'est pas celle
qu'en avaient ses courtisans, ni celle de toutes les époques de sa vie.
On peut en juger d'après Le premier épitaphe de l'Amant vert,
poème écrit en 1505 à la mort du perroquet favori de Marguerite par son
historiographe, Jean Lemaire de Belges, et dépeignant ainsi la vie
musicale à la cour:
Bien me plaisait te voir chanter et rire
Dancer, jouer; tant bien lire et escrire,
Peindre et pourtraire, accorder monocordes
Dont bien tu scais faire bruire les cordes.
Pour
l'aspect musical, on peut encore ajouter à ce témoignage le rôle de
Laurent van Watervliet, un gentilhomme au service de la cour des
Habsbourgs Bourguignons, qui compila un chansonnier d'œuvres sur des
textes français, latins, flamands et même italiens. Elles complètent
opportunément notre connaissance du répertoire interprété aux Pays-Bas
au XVIe siècle, en particulier par des œuvres à trois voix, de caractère
plus profane.
Il paraît évident que la cour résonnait aussi
de la musique de compositeurs étrangers, comme l'Espagnol Luis Milan.
L'organiste de cour de Orto exécutait probablement des œuvres comme le Si sumpsero d'Obrecht (l'incipit renvoie au psaume 138: Si
je devais étendre mes ailes jusqu'à la limite des mers,
je n'aurais rien à craindre, parce que tu es à mes
côtés) ou le Si dedero d'Agricola.
Mais presque inévitablement le nom de Marguerite restera lié à sa
propension à la mélancolie. Sa mort en 1530 ne peut dès lors être mieux
illustrée que par le magnifique chant In pace in idipsum / Que vous madame.
Dans cette œuvre, Josquin utilise le psaume 10, dont l'assoupissement
paisible est le thème central, et dont le texte sert également à
l'office des morts. La loyale Marguerite ne pouvait s'endormir de façon
plus douce. Son décès lui épargna de surcroît la révocation injuste de
ses fonctions de gouvernante. Son neveu, l'empereur Charles-Quint,
trouvait en effet sa tante trop indépendante, et s'apprêtait à lui ôter
son statut de régente, en dépit de la Paix des Dames qu'elle avait
arrachée à son avantage en 1529 au roi François Ier, mettant fin aux
prétentions de ce dernier sur la Flandre et l'Artois.
Le décès de Marguerite priva Malines
de sa plus grande souveraine. Mais grâce à ses deux
chansonniers et au volume de Basses dances
conservés dans l'ancienne bibliothèque de Bourgogne, aujourd'hui
incorporée à la Bibliothèque royale de Belgique, à Bruxelles, nous
pouvons toujours percevoir, cinq siècles plus tard, l'écho des joies et
des peines de Marguerite.
Eugeen SCHREURS: Resonant, Louvain
Philippe VENDRIX: CESR, Tours
Traduction: Christophe PIRENNE et Jean-Pierre SMYERS
The sweet melancholy of Margaret
Pour ung jamais ung regret me demeure,
Qui sans cesser nuyt et jou , à toute heure,
Tant me tourmente que bien vouldroie morir
Car ma vie est fors seulement languir...
...are the first words of a poem by Margaret of Austria, regent of
the Netherlands, patron, poet and also probably composer. This
pessimistic lament, which a German source calls Fraw Magretsen
lied (“the song of the Lady Margaret”), perfectly characterises the
daughter of Maximilian of Austria and Mary of Burgundy, whose life
included only rare moments of happiness. She was born in Brussels, in
1480. After the tragic death of her mother after falling from a horse,
when Margaret was just two years old, she was married to the French
Dauphin following an agreement with the French royal family. The
Dauphin, the future king Charles VIII, refused this union, preferring
Anne of Brittany, and following the Peace of Senlis in 1493 Margaret was
“returned” to her father. A handful of songs, including Pierre de La
Rue's Tous nobles cœurs and Antoine Brumel's Tous les regretz vividly convey the acute unhappiness that Margaret must have felt.
Her marriage in 1497 to the heir to the Spanish throne, the infant
Juan of Castile, was, like that of her brother Philip the Handsome to
Joanna of Castile, arranged for political and tactical reasons.
Tragically, Juan died the same year and Margaret had a miscarriage soon
afterwards. In 1499 she returned to the Netherlands and in 1501 married
Philibert, Duke of Savoy, of which she became duchess. This was without
doubt a period of happiness during which there was time for songs as
well as for dance music. The proof is there in Et qui la dira dira
by Heinrich Isaac and Vray Dieu by Antoine Bruhier, two songs
taken from what is known as Margaret's “little” song book, copied in
Savoy.
When fate struck again with the death in 1504 of
Philibert, Margaret sought consolation in numerous melancholy songs.
Particularly striking is the collection known as her “great” songbook,
compiled by her court copyist, Petrus Alamire, and his assistants. The
song Pourquoy non by Pierre de La Rue is a fine example of this
collection. Pierre de La Rue is clearly the composer who best conveyed
Margaret's feelings. After the death of her second husband she settled
in Mechlin, but she had a church and convent built in his memory in
Brou, near Bourg-en-Bresse, by master-craftsmen from France and Brabant.
This building was later to become her own burial-place.
The premature death of her brother Philip in 1506 was the sad event that inspired the anonymous song Se je souspire.
Margaret became regent of the Netherlands in 1507 and also took
responsibility for the upbringing of her brother's children; her
grieving sister-in-law, Joanna, had lost her reason and ended her days
in the convent at Tordesillas. Margaret saw to it that Charles, his
brother and his sisters received a humanist education. Later the court
of Burgundy-Habsburg succeeded in getting the young man elected Holy
Roman Emperor in 1519 - a master-stroke of diplomacy. Margaret also took
a high profile as a model regent who brought prosperity to the
Netherlands and succeeded in combining her duties as governor with her
own penchant for culture. She surrounded herself with eminent figures
such as the physicist Cornelius Agrippa, Adrian of Utrecht (the future
Pope Adrian VI), Erasmus (partly as one of Charles's tutors) and artists
such as the painter Bernard van Orley and the miniaturist Gerard
Horenbout.
Margaret, having suffered so many blows of fate, chose as her motto Fortune infortune fort une,
and her court poet Jean Lemaire de Belges described her as a “Dame de
deuil tousjours triste et marrie” (“Lady of sorrows, ever sad and
grieving”). The numerous songs on the theme of regret and nostalgia,
which appear in the two songbooks, are equally characteristic of her
emotional state. She played several instruments, one of her teachers
being the court organist Govard Nepotis. Even when, after Charles's
coming of age in 1515, she resumed her functions as regent, music
continued to play an important role in her life. One has only to see the
many magnificent books of choral music produced by Alamire and his
assistants to realise that both religious music and secular music, often
written by court composers, were heard daily at Mechlin. Amongst the
most important composers represented in the various manuscripts of her
musical circle are Pierre de La Rue, her favourite composer, the “prince
of composers” Josquin Desprez, Gaspar van Weerbeke, Alexandre Agricola,
the organist Marbrianus de Orto, Antoine Divitis, Jean Richafort,
Jheronimus de Clibano and Nicolas Champion.
The image of
Margaret of Austria that we have nowadays may well be too unrelievedly
sad. It is certainly not representative of her court as a whole.
Lauwereyn van Watervlit, for example, had a very different songbook
compiled consisting of songs from France and the Netherlands, which bear
witness to the repertoire, mainly of songs for three voices, which was
performed in the Netherlands in the sixteenth century.
Margaret's cultural interests were not confined to
music. Her remarkable library, which included the famous illuminated Très Riches Heures du duc de Berry,
and her collection of paintings, with works by Van Eyck, Memling and
Bosch among others, was viewed and admired by many artists including
Albrecht Dürer.
When she died in 1530 Mechlin lost its most
distinguished ruler. However, thanks to her legacy of the two songbooks
and the book of Basses dances, all of which became part of the former
Burgundian library now housed in the Belgian royal library at Brussels,
we can still catch an echo of the joys and sorrows experienced by
Margaret of Austria more than 450 years ago.
Eugeen SCHREURS (Resonant, Leuven)
Philippe VENDRIX (CESR, Tours)
Translated by Celia SKRINE