In omnem terram / Ensemble Gilles Binchois
Chant grégorien et chants liturgiques régionaux du Moyen Âge




medieval.org
Auvidis AV 4953 · LP

1982




IN OMNEM TERRAM
Chant grégorien et chants liturgiques régionaux du Moyen Age


Le theme de la Nature ressort constamment à la lecture des textes bibliques et patristiques qui sont le support des chants liturgiques occidentaux. Par le pluralisme de leurs genres et de leurs origines, les melodies regroupées ici témoignent de la longue histoire qui, durant tout le Moyen Age, en Italie et en Gaule, a présidé à l'élaboration de ces répertoires variés.

Ce sont: des hymnes, formes très populaires, composées au IV siècle par S Ambroise, à Milan, des chants qui accompagnaient les longues processions au cours desquelles le peuple suppliait Dieu d'éloigner les causes de misère: sécheresse ou inondations:, des mélodies très ornées où la musique pure semble échapper à la simple récitation: versets de graduels ou d'alleluias, répons «cum infantibus» de la liturgie ambrosienne; enfin, subterfuge par lequel, au sein de la liturgie, le musicien l'emportait sur le lecteur: des leçons à deux et à trois voix chantées dans la nuit de Noel.

Pour l'interprétation des mélodies grégoriennes, la lecture du solfège rythmique est fondee sur la Sémiologie grégorienne, science des indications rythmiques consignées dans les manuscrits du Xe siècle.
Mais la connaissance des signes rythmiques ne suffit pas à créer le chant, et pour le passage du signe au son, l'Ensemble Gilles Binchois s'est notamment inspiré de traditions liturgiques anciennes encore vivantes, comme celle de l'église copte éthiopienne.



FACE A

1. Jube Domine silentium fieri  [2:53]
Leçon polyphonique, pour les Matines de Noël. Isaïe 9
Dominique Vellard et Philippe Balloy

2. Deus, Deus meus, ad te de luce vigilo  [4:19]
Offertoire pour le temps de Pâques. Psaume 62 (G. L.)
Emmanuel   Bonnardot et Dominique Vellard
(v. Sitivit in te anima mea | v. In matutinus meditabor)


Antiennes de processions, pour demander de la pluie
3. Numquid est in idolis gentium  [1:42] Rome | Emmanuel Bonnardot
4. Respice Domine [1:51] Rome | Anne-Marie Lablaude et Brigitte Lesne
5. Respice cuncta [0:36] Bénévent | Anne-Marie Lablaude et Brigitte Lesne

6. Rorate caeli desuper  [1:58]
Antienne d'Introït pour le IVe dimanche de l'Avent. Psaumes 18 et 45 (G. L.)
(v. Caeli enarrant gloriam Dei)


Antiennes de processions, pour demander du beau temps
7. Non nos demerqat tempestas  [1:17]  Anne-Marie Lablaude. Brigitte Lesne
8. Inundaverunt aquae  [1:24]  Lamentations, 3 (G.) | Philippe Balloy
9. Respice cuncta [0:46]

10. Alleluia, justus ut palma  [5:52]
Alleluia pour le commun d'un abbé, Psalme 91 (G., L.)
(Alleluia | prosule. Oramus te, o beate Baptiste | verset. Iustus ut palma florebit – Dominique Vellard
prosule. Et sicut liliorum candor | prosa. Sancti Baptistae Christi preconsNOTKER)




FACE B

1. In omnem terram exivit sonus eorum  [2:34]
Offertoire pour la fête de saint Thomas. Psaume 18 (G. L.)
(verset. Caeli ennarrant gloriam Dei – Anne-Marie Lablaude et Brigitte Lesne)


2. A summo caelo egressio ejus  [2:50]
Psalmellus (répons-graduel) pour le temps de l'Avent, Psaume 18 · Milan
(verset. Caeli ennarrant gloriam Dei – Anne-Marie Lablaude et Brigitte Lesne)


3. De fructu operum tuorum  [2:15]
Antienne de communion pour le XIIe dimanche après la Pentecôte. Psaume 103 (G. L.)

4. Levavi oculos meos ad montes  [4:50]
Cantique (trait) pour le IIIe dimanche de Carême. Psaume 120 · Milan
Dominique Vellard


5. Passer invenit sibi domum  [2:58]
Antienne de communion pour le IIIe dimanche de Carême. Psaume 83 (G. L.)

6. Tollite portas, principes, vestras  [4:21]
Répons in Baptisterio 'Cum pueris', pour le VIe dimanche de l'Avent. Psaume 23 · Milan
Gérard Lesne


7. Splendor paternae gloriae  [3:06]
Hymne de Laudes, le lundi · Milan

10. Jube Domine nos tibi laudes canere  [4:18]
Leçon polyphonique pour la nuit de Noël. Isaïe, XL.
Anne-Marie Lablaude, Brigitte Lesne, Gérard Lesne





ensemble gilles binchois
Anne-Marie Lablaude - Brigitte Lesne
Gérard Lesne - Emmanuel Bonnardot
Dominique Vellard - Philippe Balloy

Direction musicale: Dominique Vellard
Direction musicologique: Marie-Noël Colette
Prise de son: Georges KISSELHOFF
Assistante: Mireille LANDMANN

Photo Recto: Giraudon - Le songe de Nabuchodonosor (L'Arbre) Bible mozarabe, Xe siècle

Ce disque existe aussi en cassette AV 5953


AUVIDIS
DISCOGRAPHIE: Ensemble Gilles Binchois - PEÑALOSA et CABEZÓN, Disque AV 4952



IN OMNEM TERRAM
Chant grégorien et chants liturgiques régionaux du Moyen Age
         

Les premières notations de la musique liturgique médiévale sont d'une étonnante précision en ce qui concerne la transmission du rythme, mais comportent, comme toute notation, les limites d'un solfège.

Pour passer de l'écriture solfégique au chant, nos choix esthétiques se sont appuyés sur les traditions liturgiques anciennes encore vivante et particulièrement l’Église copte éthiopienne.

Ces traditions nous renseignent sur une autre conception du temps musical de l'émission vocale. C'est à partir des constantes du chant traditionnel, telles que l'énergie dans la mélodie, la continuité dans le souffle, la direction dans l'émission vocale, que nous avons pu redéfinir une autre esthétique vocale. Pour cela nous avons employé des moyens techniques caractéristiques de certaines traditions, entre autres, pour les coupures du son en fin de phrase (la coupure du son et le silence qui lui succède doivent être considérés comme un événement musical).

Quant au problème spécifique des répercussions (notes répétées sur un même degré) nous l'avons abordé de deux façons: d'une part, quand la répercussion introduit, par sa situation dans le mouvement mélodique, une articulation rythmique importante, elle est rendue par un coup de gorge qui ponctue un son continu par un silence très court; d'autre part, lorsqu'elles sont groupées par 3, 4, 5 ou 6, le plus souvent sur une des cordes modales, nous les interprétons par une vibration (sorte de vibrato contrôlé) que l'on peut considérer comme l'épanouissement d'une note privilégiée de la mélodie dans l'espace.

Ce disque est la présentation d'un travail en perpétuelle évolution, étape d'une étude et d'un questionnement permanent; il est une proposition d'interprétation qui se sert de la technicité des chanteurs pour la mettre au service des progrès considérables que la musicologie a opérés ces dernières années dans la connaissance de la musique liturgique médiévale.

Il n'y a pas d'autre façon de rendre justice à cette musique, que de remettre en question la conception de la vocalité en nous libérant du mode de chant employé dans la musique savante occidentale et dans les reconstitutions effectuées depuis le début du siècle dans ce domaine.

Dominique Vellard










I. - LE THÈME DE LA NATURE

Opposant aux religions historiques la religion naturelle, le Vicaire savoyard ferma tous les livres pour n'apprendre que dans le sublime livre de la Nature à adorer son divin Auteur. Avant cette rupture, juifs et chrétiens louaient Dieu aussi bien dans la création de l'univers que dans l'histoire du peuple élu. Malgré les défauts, ou plutôt les erreurs de la nature, la puissance de Dieu n'est pas altérée dans la nature qui fait partie des magnalia Dei.

1. C'est avec saint Augustin et sans la moindre tendance pélagienne que la liturgie célèbre en ce monde le Seigneur laudabilis valde. Il n'entend ni résonances gnostiques ni allusions à la théogonie, celui qui voit en toutes choses les vestiges du Créateur. Si !e chroniqueur relate la geste de Dieu, les cieux racontent sa gloire, Caeli enarrant gloriam Dei.

2. Cependant, la perte du paradis terrestre conduit l'homme à appeler continuellement la bénédiction de Dieu sur son œuvre, comme pour la continuer. Ce ne sont pas les cieux, mais Dieu qui donne ou retient la pluie et le soleil indispensables à la moisson, ut non arescat quod plantavit dextera tua, afin que ne sèche pas ce que ta main a planté.

3. La créature étant reconnue comme l'image du Créateur, les mots qui servent nommer la nature permettront de parler de Dieu ou de ses actions: Justus ut palma florebit, le Juste fleurira comme le palmier.

4. A côté de ces thèmes bibliques, on perçoit encore quelques échos des mythes cosmogoniques: le Christ est comparé au soleil, ce principe qui détermine le rythme des saisons, et, avec l'alternance de la lumière et des ténèbres, la procession des jours et des nuits. Ces rythmes naturels, l'ordonnance du répertoire liturgique vient, tout en les respectant, les sacraliser. Il est donc remarquable de constater que, dans la liturgie, le thème de la lumière est le plus présent dans le répertoire des hymnes, ces compositions poétiques qui émanent d'auteurs profondément influencés par les cultures antiques.



II. - LE CHOIX DES RÉPERTOIRES

Bien avant qu'apparaissent, en leurs affinités électives, architecture gothique et pensée scolastique, la musique liturgique s'élève sur des textes portés par ce courant souterrain qu'est la doctrine de la création et de la providence. Sans prétendre qu'il y ait ici homologie structurale plutôt que simple transfert d'un ordre à l'autre, on peut trouver une justification musicologique au regroupement des mélodies autour d'un thème littéraire, entendons: biblique et théologique.

Les chants liturgiques sont normalement organisés autour de célébrations, dont la présentation dans les premiers manuscrits reflète le rythme saisonnier. Toutefois, ce sont des raisons musicales qui, dès le IX siècle, conduisent des théoriciens à abandonner l'ordonnance liturgique annuelle pour présenter les mélodies selon l'ordre des modes-tons de la psalmodie. Confronté à cette tradition, le musicien du XXe siècle se trouve contraint de choisir: non seulement le répertoire s'est considérablement enrichi durant le Moyen Age, mais il se présente à nous dans le pluralisme de ses variétés locales. En outre, il est devenu l'objet d'une restitution, coupée des racines d'une tradition qui ne s'est pas transmise sans soubresauts. Dans cet ensemble jadis homogène, mais qui nous apparaît aujourd'hui travaillé par la discontinuité diachronique et par la fragmentation due aux particularités locales, il nous est loisible, en mémoire de l'initiative des théoriciens, d'opter plus librement encore, d'autant que le disque offre à l'oreille un chant pur, c'est-à-dire dégagé des conditions spectaculaires de son exécution. On peut tenter de rendre compte de la variété des genres, depuis la sobriété des chants syllabiques: antiennes, psalmodie, lectures, jusqu'à la richesse mélismatique des versets d'offertoires, de répons ou d'alleluias, dont la perception apparaît tout à fait autre lorsqu'ils deviennent le lieu d'une nouvelle syllabisation. Dans ces répertoires, deux genres ont paru jouir d'une plus grande popularité: celui des hymnes, attestées en Occident depuis le IVe siècle, et celui des antiennes de processions pour les temps de détresse. Les manifestations ambulatoires, parce qu'elles sortaient le culte de son lieu habituel en faisant parcourir au clergé les plus anciennes voies des cités, attiraient d'une manière exceptionnelle l'attention de tous. Si les clercs suffisaient par leur nombre à encombrer les rues, le peuple participait à ces processions, sinon par la décoration, au moins par la curiosité. Et l'urgence qui avait suscité ces manifestations de prière leur conférait un caractère d'humanité qui les distinguait du hiératisme et de la fixité intemporelle du cursus annuel des fêtes liturgiques. Le modèle de ces processions pouvait être pris, dans la liturgie, à ces grandes prières — Litanies Majeure à Rome, Mineure en Gaule (Rogations) — qui, depuis le VIe siècle, prenaient place soit avant l'Ascension, soit avant la Pentecôte, aux meilleurs jours du Printemps, pour appeler une bénédiction sur les fruits nouveaux de la terre.

Le pluralisme des formes musicales apparaît plus clairement si, par-delà le strict chant grégorien, fruit d'une réforme, l'on fait entendre aussi des mélodies qui se réclament de répertoires plus archaïques, tels les chants milanais, vieux-romain ou vieux-bénéventain: la liturgie ambrosienne est la seule liturgie qui ait résisté à la réforme grégorienne. L'ancien répertoire bénéventain a été supplanté par le grégorien dès le IXe siècle, mais on en trouve des traces dans des livres postérieurs. Le chant vieux-romain était encore chanté à Rome aux XIe, XIIe et XIIIe siècles (voir les travaux de Dom J. Claire). Dès l'époque carolingienne, ces répertoires se contaminèrent les uns les autres, c'est ainsi que l'on peut trouver quelques traces de gallican dans les livres grégoriens dès le Xe siècle. En regroupant certains éléments, ce disque ne fait que reprendre de très anciennes habitudes d'échanges musicaux qui furent attestés même dans ces anciennes cultures de tradition orale.


III. - L'INTERPRÉTATION

L'interprétation des répertoires non grégoriens pose un problème spécifique. En effet, par suite de la fermeté et de la continuité de leur tradition, ils ne furent confiés à l'écriture qu'à une époque où celle-ci, recherchant davantage l'authenticité mélodique que les subtilités rythmiques, ne pouvait plus transmettre ces dernières (après le Xle siècle). Mais, plus encore que pour le grégorien, on est en droit de penser que ces répertoires ne furent pas toujours chantés en notes égales, leur caractère archaïque et répétitif invite à le croire. J'ai donc choisi, pour faire chanter ces mélodies qui méritent de ne pas tomber dans l'oubli, de leur conférer un rythme que m'inspire l'habitude du rythme des mélodies grégoriennes. Ce choix comporte un danger, car il pourrait modifier la perception de la mélodie même. L'auditeur pourra se reporter aux éditions existantes, ou aux manuscrits, s'il désire mettre ces mélodies en chant sous un autre rythme, tout en sachant que celui-là comportera sa part de subjectivité. Une certaine part d'aléatoire n'affecte pas seulement ici le pragmatisme inhérent à toute forme d'interprétation, mais la compréhension même des mélodies et de leur organisation rythmique. Aucune objectivité ne peut être recherchée en ces domaines (vieux-romain, milanais, bénéventain), qui n'ont laissé que des mélodies dépourvues de signes rythmiques. N'importe plus alors que le souci d'une certaine recherche esthétique, et d'une cohérence avec l'interprétation qu'inspirent les notations si précises inventées pour le répertoire grégorien.


Très organisées apparaissent en effet, dès les premières notations, les relations rythmiques des mélodies grégoriennes. Ces mélodies furent composées et transmises de bouche à oreille pendant des années, des siècles avant leur mise en écriture. Et les premières notations ont consigné le détail de leurs structures rythmiques avec un soin qui nous confond. Leurs formes, sans commune mesure avec la notation classique (quoiqu'elles en soient l'origine lointaine), pourraient instruire les musiciens, qui, de nos jours, sont à la recherche de nouvelles graphies pour noter la musique.

La direction mélodique est le premier souci des notateurs, mais ils s'intéressent plus à la relation qu'aux degrés exacts, quand il s'agit de noter des aide-mémoires destinés à des chantres qui sont, depuis leur plus jeune âge, imprégnés de ces mélodies.

Les indications rythmiques sont notées selon un code de signes propres aux spécificités graphiques de chaque région. Leur signification est à peu près constante, mais leur précision se limite aussi à des relations, et ne peut être évaluée à l'aide d'une unité de temps. Le code rythmique est noté par des lettres (celeriter, tenete...), des épisèmes (du grec epi-sema, signe ajouté au signe pour modifier sa valeur), enfin, des formes spécifiques destinées à montrer un allongement. Mais de tous ces moyens mis en œuvre par les notateurs pour indiquer le rythme, le plus significatif semble bien être celui qui fut découvert par Dom Eugène Cardine: la manière de séparer ou de grouper les formes neumatiques. Significatif pour comprendre le sens même de ces notations primitives: la séparation dans l'espace apparaît bien comme la figuration d'une suspension dans le temps (non pas dans le son, puisque le son participe à la fois du temps et de l'espace). Cette découverte des «coupures neumatiques», qui a véritablement donné naissance à ce que Dom E. Cardine a nommé la «Sémiologie grégorienne», a aussi permis de nombreuses précisions, et même quelques révolutions dans la connaissance de la valeur rythmique des formes neumatiques, dans des notations diverses.

La Sémiologie, science des signes, est donc indispensable à l'interprétation de ces mélodies. Mais il est vrai que, pas davantage qu'un solfège, elle ne dit le dernier mot. L'interprétation comporte obligatoirement trois moments: une lecture des textes et des neumes, c'est la paléographie; une compréhension de la valeur des signes, c'est la Sémiologie; enfin, l’œuvre de création, qui relevant d'une approche intuitive et pragmatique, du signe fait le chant. Cette dernière est fonction de la sensibilité de l'interprète et de sa culture. Au XXe siècle, elle ne peut ignorer un certain enseignement des musiques de tradition orale, de mieux en mieux connues et discernées, surtout en ce qui concerne les techniques de l'improvisation, de l'ornementation, et de l'utilisation de la voix. Le rapprochement de ces traditions avec les chants liturgiques occidentaux est du reste largement justifié par des raisons historiques, géographiques et musicales, au moins pour les chants sacrés des traditions chrétiennes orientales, juives ou musulmanes. Leur connaissance peut donc apporter une grande aide aux restaurations qu'une rupture dans la tradition rend nécessaires dans le domaine du chant occidental, et pour lesquelles une lecture savante, quoi qu’indispensable, ne suffit pas. Le terme de «neume» aurait-il désigné d'abord le souffle, puis le mélisme (le chant lui-même), puis le graphisme? De son dernier sens (graphique) il s'agit de remonter au premier (le souffle), de chanter ces mélodies sans négliger aucune des finesses rythmiques qui témoignent de leur richesse ornementale, tout en les unifiant dans un même souffle. Pour cette recherche, les musiques traditionnelles sont un bon enseignement, car il faut enfin rendre son influx à une musique si bien écrite.

Marie-Noël Colette.
Paris, 1982.




Palmette XIIe siècle. (Cambrai) Photo: Giraudon.


FACE A


1. JUBE DOMINE SILENTIUM FIERI
Leçon polyphonique, pour les Matines de Noël. Isaïe 9.

Implorant la bénédiction, les lecteurs demandent aussi le silence pour les oreilles des auditeurs, afin qu'ils puissent comprendre. Cette leçon provient d'un monastère de bénédictins, à Saint-Lambrecht (Ed. Th. Göllner). Le chant des leçons à deux voix est attesté dans les manuscrits dès le XIe siècle, mais il peut remonter au-delà des premières définitions de la diaphonie par les théoriciens (IXe siècle). C'est un genre qui relève de l'improvisation et qui, pour cette raison, n'a pas eu, aussitôt que des chants grégoriens réformés et restaurés, besoin du support de l'écriture. Comme dans les monodies archaïques, les mélismes sont plutôt situés aux cadences, et les récitations restent syllabiques.



2. DEUS, DEUS MEUS, AD TE DE LUCE VIGILO
Offertoire pour le temps de Pâques. Psaume 62 (G., L.)

Version grégorienne, revue d'après les manuscrits du sud de l'Italie (Bénévent, Paléographie musicale, Solesmes, t. XV) et du sud de la France (Albi). La mélodie se développe vers l'aigu, surtout dans le mélisme qui orne le second verset. Cette extension se rencontre fréquemment dans les versets des chants à forme responsoriale.



Antiennes de processions, pour demander de la pluie.
3. NUMQUID EST IN IDOLIS
4. RESPICE DOMINE
5. RESPICE CUNCTA

Les antiennes 3 et 4, ornées à la manière du chant vieux-romain, étaient, à Rome, chantées à la suite l'une de l'autre. Contrairement au grégorien, qui ponctue chacune de ses phrases d'une cadence formulaire concluante, le vieux-romain semble ne jamais s'arrêter. Ses cadences intermédiaires ont volontiers un caractère suspensif qui invite à continuer, et confère comme un souffle long à ces mélodies.
L'antienne 5 est notée seulement dans des manuscrits de Bénévent (sud de l'Italie), voir plus haut, Nº 9.



6. RORATE CAELI DESUPER
Antienne d'Introït pour le IVe dimanche de l'Avent. Psaumes 18 et 45 (G., L.)

Mélodie caractéristique du répertoire grégorien.

IMAGEN

Graduel de Laon (Bibliothèque municipale de Laon), Xe siècle.



Antiennes de processions pour demander du beau temps:
7. NON NOS DEMERGAT TEMPESTAS
8. INUNDAVERUNT AQUAE, (Lamentations, 3) (G.)
9. RESPICE CUNCTA

L'antienne Nº 7 est pourvue ici d'une mélodie du vieux-romain, assez éloignée de la mélodie grégorienne. L'Ensemble Gilles Binchois interprète cette antienne en la soutenant d'un Ison, procédé habituel aux chants des traditions orales, qui ne semble pas avoir été ignoré de la musique médiévale, quoiqu'il échappe à l'écriture. Si la sonorité qu'engendre cette interprétation l'apparente à l'organum, son principe de composition est exactement inverse. En effet, dans l'organum, la mélodie liturgique est au-dessous, étirée et brodée sur le dessus par des vocalises. Ici la mélodie liturgique est chantée au-dessus, soutenue par un Ison sur les cordes principales.

L'antienne N° 8, en mode de RÉ comme la précédente, est chantée au contraire d'après une version grégorienne (Albi).

Respice cuncta (N° 9), qui est presque la réplique de l'antienne de même incipit (N° 5) a connu, dans un manuscrit d'une autre église de Bénévent, contemporain, un déplacement d'intervalles qui change sa couleur modale (SOL ou RÉ). Une phrase a été ajoutée à la deuxième antienne, comme pour lui conférer l'originalité qui lui manquait.

IMAGEN

Graduel d'Albi (Bibliothèque Nationale, Paris), XI siècle.



10. ALLELUIA, JUSTUS UT PALMA
Alleluia pour le commun d'un abbé. Psaume 91 (G., L.)

Le manuscrit aquitain (Albi, XIe siècle) qui a transmis cette version de l'Alleluia, insère une prosule à la suite de l'Alleluia et du verset. C'est une composition littéraire, calquée sur la mélodie, au rythme d'une syllabe par note. Quelques ornements échappent encore à la syllabisation, comme les points de rencontre entre le texte de la glose et celui du verset. Tout autre est le principe de composition de la séquence qui suit, qui, au lieu d'être calquée sur la mélodie de l'Alleluia et du verset, a été composée à partir d'un grand mélisme d'alleluia, ajouté, peut-être à une époque fort ancienne. En effet, les répétitions dénotent un certain archaïsme. La séquence Sancti Baptistae Christi a été composée en l'honneur de saint Jean Baptiste, comme la prosule. Son auteur est le fameux Notker de Saint-Gall (840-912). La version mélodique est chantée ici d'après le prosaire d'Aix-la-Chapelle.

FACE B

1. IN OMNEM TERRAM EXIVIT SONUS EORUM
Offertoire pour la fête de saint Thomas. Psaume 18 (G., L.)

La source d'inspiration littéraire de cet offertoire est la même que celle du graduel A summo (ci-après). Mais, du même psaume, l'offertoire retient d'abord l'élément Terre, et le graduel, le Ciel. Comme les textes des versets sont identiques, ils peuvent faire appel au même support musical. On pourra ainsi comparer la courte récitation de la mélodie grégorienne du graduel, et de cet offertoire, sur les mots: et opera manuium ejus. La mélodie grégorienne est ici restituée d'après un manuscrit du sud de l'Italie  Bénévent (Paléographie musicale, Solesmes, t. XV).



2. A SUMMO CAELO EGRESSIO EJUS
Psalmellus (répons-graduel) pour le temps de l'Avent, Psaume 18.

Par le titre de psalmellus, la liturgie milanaise témoigne de l'origine littéraire de ce chant. Pour le même moment de la liturgie: après la lecture de l'épître, la liturgie romaine emploie une terminologie qui rappelle soit la forme musicale de l'exécution (répons), soit le lieu où était exécuté ce chant par le diacre: le degré qui menait à l'ambon (graduel). La mélodie est chantée d'après la version milanaise, que l'on reconnaît à l'abondance des intervalles conjoints, aux cadences plus ornées et stéréotypées sur certaines finales (ejus), et la récitation sur RÉ au lieu de DO. Au contraire de la mélodie grégorienne, qui a connu une grande faveur puisqu'elle a donné son timbre à nombre de répons-graduel, elle a été peu utilisée en d'autres occasions de la liturgie ambrosienne (Ed. Pal. Mus. t. V-VI).

IMAGEN

Graduel de Laon (Bibliothèque municipale de Laon), Xe siècle.



3. DE FRUCTU OPERUM TUORUM DOMINE
Antienne de communion pour le XIIe dimanche après la Pentecôte. Psaume 103 (G., L.)

Cette mélodie fait entendre des sons inhabituels aux mélodies les plus archaïques du sixième mode: la corde vide est remplie et le demi-ton est exprimé juste avant la finale FA.



4. LEVAVI OCULOS MEOS AD MONTES
Cantique (trait) pour le IIIe dimanche de Carême. Psaume 120.

Le dimanche «de caeco», avant d'entendre l'Evangile de l'aveugle-né, le chantre est invité à reprendre les premiers mots du Psaume 120: «J'ai levé les yeux vers les montagnes».

La mélodie est celle de l'antiphonaire milanais (Ed. Pal. Mus. t. V-VI). Ce cantique très orné semble encore très proche des lois de l'improvisation: variations, à partir d'un schéma modal, par répétitions de formules, surtout aux finales de mots.



5. PASSER INVENIT SIBI DOMUM
Antienne de communion pour le IIIe dimanche de Carême. Psaume 83 (G., L.)

La modalité de cette antienne n'est pas simple. Contrairement aux lois établies par les théoriciens, certaines traditions n'ont pas cru bon de choisir la formule psalmodique requise par la formule finale, typique des modes de RÉ (premier mode). Elles ont choisi, au contraire, une modalité plus conforme à l'allure de la première partie de l'antienne, dont la transposition permet un Si b, avec finale LA, c'est-à-dire une psalmodie de troisième mode (MI). C'est cette version du manuscrit d'Albi que nous avons choisie.

La leçon de ce psaume a été reprise par Racine, en des vers fameux:
«Aux petits des oiseaux il donne leur pâture,
Et sa bonté s'étend sur toute la nature.» (Athalie)



6. TOLLITE PORTAS, PRINCIPES, VESTRAS
Répons in Baptisterio "Cum pueris'', pour le VIe dimanche de l'Avent. Psaume 23.

Comme leur nom l'indique, ces répons étaient chantés, à Milan, avec le concours des pueri, infantes, ou clerici, c'est-à-dire des jeunes des écoles, qui n'avaient pas encore reçu les ordres. Les longs mélismes qui ornent la reprise du répons après le verset — le tractus — montrent bien que les grandes ornementations mélodiques n'étaient pas, à l'origine (époque Précarolingienne?), l'apanage strict des grandes fêtes, et qu'elles n'étaient pas réservées aux seuls alleluias, ni même aux chants du soliste. La structure mélodique offre une certaine parenté avec quelques passages de l'offertoire grégorien: «Tollite portas». Mais l'ornementation de ces deux pièces reste bien caractéristique de chacun des répertoires (Ed. Pal. Mus. t. V-VI).



7. SPLENDOR PATERNAE GLORIAE
Hymne de Laudes, le lundi.

Saint Ambroise, évêque de Milan, mort en 397, est réputé pour avoir introduit en Occident la coutume orientale de chanter des hymnes. Ces compositions sont tout à fait originales par rapport aux autres compositions grégoriennes. Ce sont des poèmes métriques, groupés en strophes qui toutes reprennent la même mélodie. Saint Augustin, évêque d'Hippone (Bône), mort en 430, qui connaissait Saint Ambroise, s'intéressait lui aussi à la musique. Il raconte dans ses Confessions les circonstances dans lesquelles furent introduites les hymnes dans la liturgie de Milan: «Justine, la mère du jeune empereur Valentinien, séduite par les Ariens, persécutait à propos de leur hérésie votre (il s'adresse à Dieu) Ambroise. La foule des pieux fidèles passait les nuits dans l’Église, prête à mourir avec son évêque (...). C'est alors que pour empêcher le peuple de se démoraliser à force d'ennui et d'inquiétude, on décida de lui faire chanter des hymnes et des psaumes comme cela se fait en Orient. Cette innovation s'est conservée depuis lors jusqu'à ce jour, et elle a été imitée aussi dans le reste de l'univers par un grand nombre de vos communautés de fidèles» (L. IX, ch. VI, trad. P. de Labriolle).

Le texte de cette hymne est attribué à Saint Ambroise lui-même, mais les hymnes comportent plusieurs versions musicales. Nous avons choisi celle de l'hymnaire ambrosien, plus ornée que d'autres (Ed. B. Stäblein).



8. JUBE DOMINE NOS TIBI LAUDES CANERE
Leçon polyphonique pour la nuit de Noël. Isaïe, XL.

Les lecteurs commencent par demander la bénédiction, afin de «chanter les louanges et les saintes leçons». Les leçons à trois voix sont davantage rapportées par des manuscrits relativement tardifs, et concernent surtout les leçons de la messe, telles les Généalogies. Elles sont composées selon la même forme que les leçons monodiques et à deux voix: formules d'intonation, de cadences intermédiaires et finales, et récitations parallèles. Mais il arrive que les conquêtes harmoniques révèlent comme ici les nouvelles possibilités des époques où elles furent notées. Cette leçon était chantée au XVe siècle à la cathédrale de Zagreb, où elle était appelée «Jubilamen». La première leçon devait être chantée par le sous-chantre et les enfants, la deuxième par les prébendiers, la troisième par les chanoines.

Celle-ci était donc chantée par les enfants et leur maître, aux Matines de Noël (Ed. Th. Göllner).


Marie-Noël Colette.
Paris, 1982.


N.B. Sauf indications contraires, les leçons mélodiques et rythmiques ont été prises d'après les manuscrits de Laon et de Saint-Gall, et d'après leurs transcriptions dans :

• Le Graduel Neumé, par Dom E. Cardine, Solesmes, 1966,
• Le Graduel triplex, par M.-Cl. Billecocq et Dom R. Fischer, Solesmes, 1979,
• et Les Offertoires neumés, par Dom R. Fischer, Solesmes, 1978.

On a assorti des signes G et L les mélodies dont la restitution rythmique est fondée sur les indications des manuscrits de Saint-Gall ou de Laon (édités dans la Paléographie Musicale et dans les ouvrages cités ci-dessus).

Les autres mélodies, surtout non grégoriennes, ont été rythmées par nos soins. Voir le commentaire.