LES MIRACLES DE LA VIERGE
Amours, qui bien ses enchanter,
et il enchaîne sur la nouvelle allégeance:
Je ne veuil mais chanter tel chant,
Il est étrange d'assister à une évolution mentale
qui, en quelques années, brèves au regard de l'Histoire,
se crée non seulement une nouvelle idée de la femme dans
l'échelle sociale, mais la charge ici et là d'un pouvoir
de purification. Dans l'un et l'autre cas, «chair» ou
«esprit», c'est un élancement de l'âme vers
l'union lumineuse et un au-delà possible puisque promis. Encore
que pour Gautier le dualisme reste entier et suppose un choix radical:
Eve a mort toz nous livra
Dans les termes, «forfait» est d'une force qui vise, plus
près, une désobéissance trop réelle. Michel BERNARD
NOTE SUR LA MUSIQUE DES MIRACLES
medieval.org
Arion ARN 38 347
1976
A
1. Amours qui bien set enchanter [3:57]
2. Qui que face retruenge nouvele [2:22]
3. Reyne celestre [5:46]
4. Talenz m'est pris orendroit [2:16]
5. Efforcer m'estuet ma voiz [4:13]
6. Quant ces flourettes florir voi [4:02]
B
1. S'amour dont sui espris [3:27]
2. Mere Dieu, virge senee [2:55]
3. D'une amour quoie et serie [3:39]
4. Hui matin a l'ajournee [4:26]
5. Ja pour hyver, pour noif ne pour gelee [2:49]
6. Ma viele [3:17]
7. Entendez tuit ensembles [3:52]
Jean Belliard, haute-contre
Bernard Huneau, flûte à bec
Julien Skowron, viéles
Elisabeth et Guy Robert, luths
Réalisations musicales : Guy Robert
La présentation de cet album comporte un livret broché de
huit pages illustrées,
dont le text est de Michel Bernard,
traduit en anglais par Charles Whitfield.
This album includes an eight pages booklet
with a presentation by Michel Bernard, translated into English by
Charles Whitfield.
Gautier de Coincy, 1177-1236
Le XIIIe siècle marque une étape capitale dans
l'évolution spirituelle de l'Occident chrétien, et si le
travail qui se fait en profondeur dans les centres urbains de
l'intelligentsia se projette de façon éclatante dans
l'art de construire, par exemple, il ne suscite par contre, dans le
domaine des sons, qu'un nombre très restreint
d’œuvres de quelque importance.
Pas d'analogie, en fait, entre la formidable et pourtant fragile
poussée de l'architecture vers le ciel et une lyrique pieuse
sans élan visionnaire. Dans une synthèse des sommes
parallèles de la scolastique et de l'architecture, ces
étagements stricts et raisonnés que l'esprit
entraîne à la conquête de Dieu, consolidant la
grâce et la transparence des volumes intérieurs —
cette aire de l'âme en effusion — par la forêt
logique des contreforts, seule visible de qui est à l'extérieur
(c'est-à-dire de qui n'est pas en état de dialogue avec
le divin), précisément ne semble plus du ressort du
musicien.
Les grandes lignes polyphoniques des Léonin et des
Pérotin ont cédé le pas aux formes concises, plus
séculières: ces petites formes (chansons, motets,
rondeaux) propres au jeu, à l'invective, au sentiment de la
nature, l’exhortation ou à l'amour, bref, à une
expression individualisée.
Issu de la lyrique des troubadours, l'art des provinces du Nord, des
trouvères, reprend ce frémissement délicat de la
vie qui anime la statuaire aux porches des cathédrales. La
même qualité de sourire, un peu narquois, passera de la
façade de Reims aux couplets de Robin et Marion. La psychologie
se révèle et tire alors la pierre de sa léthargie,
de son statisme symbolique; elle se laisse elle-même
piéger dans le graphisme musical.
Ainsi faudra-t-il attendre Guillaume de Machaut, et surtout Guillaume
Dufay, pour trouver l'équivalent sonore de
l'enchevêtrement complexe des lignes de force de l'édifice
gothique.
Au vrai, si l'on recense les œuvres musicales écloses
durant cette période, il est curieux de constater que la foi
officielle, après l'écrasement sanglant de
l'hérésie cathare, ne suscite qu'une mince production,
production qui semble sacrifier les développements
spéculatifs à l'urgence d'une consommation
immédiate dont le but idéologique n'est pas
masqué: un art accessible au plus grand nombre, donc prenant
appui sur des formes ayant déjà
pénétré dans des couches plus larges de la
société et qui soient ainsi aptes à
véhiculer un thème réunificateur. Celui de
l'affermissement de la foi populaire dans l'orthodoxie, de la morale
individuelle face aux douleurs de ce monde en général et
aux déchirements de la chrétienté en particulier.
L'esprit est i-la croisade contre tous les infidèles, y compris
l'homme intérieur en rébellion.
Il est moins mystérieux, sous cet éclairage, de ne
relever, entre le dernier organum fleuri et la lointaine Messe de
Tournai, que les seules chansons à la Vierge comme efflorescence
unique de la musique sacrée, avec la Laude franciscaine. Et
d'admettre que Gautier de Coincy, ce champion de la louange mariale, ce
zélé propagandiste des Miracles de Notre-Dame, s'il
connaît la pratique instrumentale, n'est lui-même que
médiocrement versé dans l'art de la composition musicale.
Juste ce qu'il faut pour choisir timbres et mélodies sur
lesquelles il puisse avec justesse adapter et chanter un texte qui, au
fond, est à ses yeux d'intérêt primordial.
Qui est ce Gautier de Coincy qu'une telle entreprise pie a sauvé
des ténèbres de l'Histoire et dont un disque entier vient
pour la première fois proposer la vivante restitution de treize
parmi les dix-neuf titres des «Chansons à la Vierge»
qui nous ont été conservées? Nous emprunterons au
travail d'édition de Jacques Chailley les traces parcimonieuses
et indécises de sa biographie.
Né en 1177 ou 1178 à Coincy-l'Abbaye, bourgade
située près de Château-Thierry, Gautier entre
très tôt au monastère de Saint-Médard,
à Soissons, sous l'abbatiat de Bertrand. A trente-six ans, il
est prieur de Vic-sur-Aisne. Puis il revient, en qualité de
grand prieur claustral, le 19 juin 1233, à Saint-Médard,
où, vraisemblablement, il meurt le 25 septembre 1236. C'est peu,
mais c'est l'essentiel, le reste étant abandonné aux
chicanes des spécialistes, car, contrairement aux troubadours,
nous ne disposons pas de ces vidas si précieuses. Des
indices légers dans ses textes permettent néanmoins de
penser qu'il a pu faire quelques études à
l'Université de Paris. Mais ce qui importe ici, plus que la
silhouette d'un homme qui nous échappe et dont la vie ne dut pas
connaître de grands rebondissements, c'est le sens de
l’œuvre, d'une œuvre qui s'édifie en un
périmètre géographique restreint: ce Soissonnais,
terre fertile en trouvères de langue d'oil, comme la Champagne
et la Picardie qui le jouxtent. Conon de Béthune, Gace
Brulé, Colin Muset et tant d'autres sont peu ou prou ses
contemporains. Mais il se détache d'eux par l'objet unique de sa
contemplation qui n'est plus la lyrique amoureuse de ses
confrères. Jusqu'à l'obsession, il se consacre à
la narration volumineuse — quelque trente mille vers des faits,
dits et miracles de celle, élue entre les femmes, à la
fois vierge et mère, dont la fonction de corédemptrice
dans l'économie du rachat, commence à s'installer dans
les esprits.
C'est une arme puissante contre ces troubadours, chantres d'une
hérésie dont l'optique spiritualiste rejète le
dogme de l'Incarnation: si le Christ n'a pris que l'apparence de
l'homme, seul le Saint-Esprit a pu l'engendrer. On conçoit que,
contre de telles déviations, il est indispensable d'entretenir,
de fortifier, dans l'âme populaire, par l'image la plus sensible,
l'orthodoxie d'une religion consubstancielle à sa propre
civilisation et dans laquelle la moindre brèche serait un risque
fatal d'ébranlement pour l'ordre social tout entier. Dans un
temps où «chaque messe est un combat mené par le
prêtre» (Heer), l’œuvre devient une
leçon; de symbolique elle tourne à l'allégorie: la
Vierge est l'emblème même de la catholicité.
D'autre part, les poètes du Sud ont fait de la femme un
idéal nostalgique, inaccessible, loin au-dessus de l'homme
maintenu volontairement en état de vasselage courtois.
Réhabilitée, mais exclue d'une autre manière,
l'adoration mariale est une autre face de la réhabilitation de
cet être féminin, unanimement condamné par
les textes anciens, les Pères de l'Eglise, tout comme les
auteurs paiens et que la civilisation occitane a formulée.
Gautier participe activement a cette mutation d'attitude, la
détournant au profit de la foi contre le sentiment. Et, sous
couvert de l'allégorie, il propose finalement un remembrement de
la conscience éparse et égarée: d'Eros à
Agapée, le rite chaste de l'adoration de la femme se concentre
en une seule image dont l'intercession et le don permanent dispense
rémission et réparation, consolation et accession
à un univers de rachat. En face, la femme n'est que
séduction: dans la beauté trop humaine s'embusque le
Malin. D'emblée, Gautier établit les distances, en
discréditant cette dépendance profane:
A plusieurs faiz tel chant chanter
Dont les ames deschantent.
Mais por cele nouviau chant chant
De qui li anges chantent.
(«Amours qui bien...», no 1.)
par son forfait.
Marie nos délivra
Par li sons tot refait.
(«Talenz m'est pris...», n° 4.)
Il n'est pas indifférent non plus de voir qu'à l'autre
bout de l'horizon, ou au registre inférieur des tympans
historiés, ce même être féminin s'investit
d'une puissance maléfique que le tissu
détérioré de la vie médiévale
contribuera à accréditer: la figure de la
sorcière, moins menaçante que ne l'a créée
4a tradition, s'esquisse dans l'ombre des douleurs et de l'oppression.
Lumière noire, antithèse de la blancheur mariale,
négation de toute rédemption, dispensant ses baumes
dérisoires dans les chaumières calcinées, elle est
la preuve par l'absurde des données d'un jeu de dupes.
Mais ceci nous entraînerait loin des pacages sublimes où
Gautier convie l'homme simple de ce XIIIe siècle à
paître la grâce, libérant son angoisse et ses
tremblements.
Alors que depuis un siècle à peine (milieu du XIIe), le
culte de la Vierge connaît, en partie sous l'impulsion de saint
Bernard, un progrès foudroyant, la somme poétique de
Gautier de Coincy, son grand'œuvre, ces «Miracles de
Notre-Darne», constitue la première pierre du monument
littéraire et musical qui, jusqu'à la
«Marienleben» de Rilke et Hindemith, éclairera par
de nombreux chefs-d’œuvre l'image tendre d'une
féminité qui veille et intercède.
Les «Miracles» de Gautier apparaissent comme des
récits en vers souvent inspirés de modèles latins,
entrecoupés de poèmes lyriques, de chansons de
dévotion et d'oraisons. La forme est narrative et ne constitue
pas une dramaturgie, qui n'est venue qu'après coup. En effet,
les «Miracles» joués (et
dégagés de l'office contrairement au Drame liturgique) ne
verront le jour que plus tard, reprenant en les dramatisant les textes
de Gautier. Ils trouveront une postérité en Rutebeuf et
surtout influenceront de façon directe les
célèbres «Cantigas de Santa Maria» d'Alfonso
X, El Sabio, roi de Castille, poète, savant et musicien. Comme
chez ce dernier, l'élaboration musicale de Gautier de Coincy se
borne souvent à la contrafacta de timbres existants, ajoutant
quelques lignes de déchant que sa sensibilité plus que sa
science appelle.
Le travail musical du poète, en concordance, s'exerce avec
bonheur par le jeu des rimes, arsenal mnémonique hautement
prisé, par les calembours mêmes, les faisceaux de
consonances, la rythmique des syllabes qui émaillent en
d'habiles variations un thème ressassé, guetté
déjà par les fadeurs sulpiciennes.
Les raffinements de la scolastique, les incomparables édifices
théologiques et architectoniques réservés à
une élite intellectuelle occultent, à distance,
l'état véritable d'un monde où le miracle semble
le dernier pourvoi face aux cruautés d'un univers
cloisonné et déterminé.
«Seuls les enfants et les désespérés croient
au miracle», écrivait Franz Hellens. Dans cette foi
populaire, enfantine, où coexistent des éléments
archaïques et chrétiens, dans cet ordre social que
façonne l'arbitraire et que ronge l'insécurité
morale et matérielle, la notion de miracle s'intègre tout
naturellement dans un quotidien dont on a trop dit qu'il avait
été conçu selon des schémas divins.
Sans doute aurait-on tort de ne voir qu'un artifice littéraire
dans le choix de Gautier de Coincy. Les «Miracles de
Notre-Dame», ce sont les métaphores, l'alchimie
indéniable de l'artiste, à partir du besoin concret d'une
médiation salvatrice, de l'attente toujours déçue
de la Jérusalem céleste et dont une vierge rayonnante
concentre la puissance bénéfique comme un miroir
concentre l'énergie solaire.
Contrairement à l'image trop répandue de cet âge de
la foi, Orient nostalgique d'un équilibre perdu, il et
laissé peu d'espoir au croyant -médiéval pour
atteindre l'autre rive sans risque de damnation. Si l'on en croit le
franciscain Berthold de Regensurg, les chances de salut sont, dans ce
XIIIe siècle, de une pour cent mille. Comment, dès lors,
dans une société qui se défie du peu de
réalité des choses, des mensonges du monde apparent
où le goût du prodige fonde l'autorité, ne pas
miser sur l'intercesseur thaumaturge qui porte du même coup
l'assurance de la résurrection? De celle qui
apparaît comme une lumière dans cette nuit
mystérieuse et cruelle où l'on survit, comme autant
d'aveugles terrorisés.
«Au XIIIe siècle, les peuples vivent dans la terreur de la
mort (...). Pour combien d'hommes, pénétrer dans
l'église, s'agenouiller devant la croix, toucher des reliques,
prononcer les formules, accomplir les gestes rituels, signifiait-il
autre chose que se fortifier contre l'angoisse de mourir?»
(Georges Duby).
Car la mort sans promesse est pire encore qu'une vie sans espoir. On ne
sait dans quelle mesure l'art convaincu, sinon convainquant, de Gautier
de Coincy a contribué à dissiper les ombres d'un tableau
dont nous risquons, par des parallèles anachroniques, de fausser
les données tragiques.
Mais pour nous qui, le plus souvent, bêlons nos
inquiétudes en d'insipides mélopées, la naïve
roublardise de l'art de Gautier, l'assurance de sa démarche
— que l'on adhère à son propos initial ou qu'il
nous indiffère — restent comme une source de jouvence dont
le plus mince miracle n'est pas qu'elle nous parvienne de si
loin, de ces ombres oubliées d'un temps où l'homme,
déjà, quêtait dans le merveilleux une
étincelle d'espérance.
Gautier de Coincy, comme beaucoup de trouvères, n'est pas un
compositeur au sens où nous l'entendons à notre
époque. Avant tout poète, il n'hésite pas; suivant
en cela l'habitude de son temps, à puiser chez les autres son
inspiration musicale. A partir des idées exposées dans
étude très complète de Jacques Chailley sur ces
chansons, il a paru intéressant d'en recréer une
«généalogie» et d'essayer de faire revivre
plus l'inspiration de Gautier que l'exactitude d'un texte, d'ailleurs
variable selon les manuscripts.
L'origine des mélodies, quand elle existe, est à
rechercher dans tous les genres musicaux des XIIe et XIIIe
siècles. Elles s'inspirent souvent du répertoire
populaire dit des «refrains»; c'est le cas de «Qui
que fasse», n" 2; «Quant ces floretes», n" 6;
«D'une amour quoie et serie», n" 9; et de «Ya pour
Yver», n" 11. Ces refrains étaient connus de tous,
prétextes à la danse, à l'improvisation; ils
pouvaient donner aux instrumentistes l'occasion de déborder
l'œuvre qu'ils accompagnaient par des préludes,
intermèdes et estampies. Il devenait possible de créer
une suite de pièces ayant des refrains communs; la chanson n" 9
est ainsi associée à un motet du manuscript de
Montpellier.
Parfois Gautier s'est contenté d'extraire simplement une voix
d'une œuvre polyphonique comme pour deux d'entre elles:
«S'amour dont sui espris» n° 7 et «Hui
matin», nº 10, dont l'une se retrouve dans deux conduits de
l’École Notre-Dame et l'autre dans un motet lui-même
extrait d'un organum à trois voix, les deux étant
écrits sur une teneur grégorienne, «Benedicamus
domino».
Cette origine polyphonique semble être celle de la chanson
nº 5 «Efforcier m'estiez», trop altérée
pour en retrouver la source exacte, mais à laquelle s'adapte
sans difficultés la teneur «Domino», ce qui accuse
sa parenté avec la clausula donnée en introduction.
Une remarque doit être faite à propos du conduit
«Entendez tuit ensemble», n" 13; si la mélodie est
celle du conduit «Beatus Vicera» de Perotin, la
deuxième voix se trouvant uniquement dans les manuscripts des
Miracles semble être de Gautier, qui fait ainsi œuvre de
déchanteur.
Tout ce qui vient d'être dit montre l'intérêt
particulier de ces chansons. Elles représentent, au travers
d'une œuvre unique, le résumé et la synthèse
de toutes les formes musicales des trouvères et de l'Ars Antigua.
© ARION PARIS 1976. Tous droits réservés pour tous
pays, y compris l'U.R.S.S. (reproduction interdite).
NOTE DE L'EDITEUR
L'Ensemble Guillaume de Machaut de Paris: Jean Belliard, haute-contre;
Bernard Huneau, flûte à bec; Julien Skowron,
viéles; Elisabeth et Guy Robert, luths, se compose d'un chanteur
et de quatre instrumentistes qui se sont particulièrement
attachés, tant par le choix de leurs instruments que par leur
goût personnel, l'interprétation des oeuvres
médiévales, sans négliger pour cela cette grande
période de la polyphonie qu'est la Renaissance.
L'Ensemble prête une grande attention à la fusion totale
qui existait entre le texte et la musique au Moyen Age et s'attache
ainsi à faire revivre la profonde motivation poétique
qui, par delà le raffinement des sonorités,
présidait à l'élaboration de toute oeuvre musicale
de cette période.