Gautier de COINCY (1177-1236). Les Miracles de Notre-Dame
Chefs-d'œuvre retrouvés / Ensemble Guillaume de Machaut





medieval.org
Arion ARN 38 347

1976









A

1. Amours qui bien set enchanter [3:57]

2. Qui que face retruenge nouvele [2:22]

3. Reyne celestre [5:46]

4. Talenz m'est pris orendroit [2:16]

5. Efforcer m'estuet ma voiz [4:13]

6. Quant ces flourettes florir voi [4:02]


B

1. S'amour dont sui espris [3:27]

2. Mere Dieu, virge senee [2:55]

3. D'une amour quoie et serie [3:39]

4. Hui matin a l'ajournee [4:26]

5. Ja pour hyver, pour noif ne pour gelee [2:49]

6. Ma viele [3:17]

7. Entendez tuit ensembles [3:52]








Jean Belliard, haute-contre
Bernard Huneau, flûte à bec
Julien Skowron, viéles
Elisabeth et Guy Robert, luths





Réalisations musicales : Guy Robert


La présentation de cet album comporte un livret broché de huit pages illustrées,
dont le text est de Michel Bernard, traduit en anglais par Charles Whitfield.

This album includes an eight pages booklet
with a presentation by Michel Bernard, translated into English by Charles Whitfield.





English liner notes







LES MIRACLES DE LA VIERGE
Gautier de Coincy, 1177-1236

Le XIIIe siècle marque une étape capitale dans l'évolution spirituelle de l'Occident chrétien, et si le travail qui se fait en profondeur dans les centres urbains de l'intelligentsia se projette de façon éclatante dans l'art de construire, par exemple, il ne suscite par contre, dans le domaine des sons, qu'un nombre très restreint d’œuvres de quelque importance.

Pas d'analogie, en fait, entre la formidable et pourtant fragile poussée de l'architecture vers le ciel et une lyrique pieuse sans élan visionnaire. Dans une synthèse des sommes parallèles de la scolastique et de l'architecture, ces étagements stricts et raisonnés que l'esprit entraîne à la conquête de Dieu, consolidant la grâce et la transparence des volumes intérieurs — cette aire de l'âme en effusion — par la forêt logique des contreforts, seule visible de qui est à l'extérieur (c'est-à-dire de qui n'est pas en état de dialogue avec le divin), précisément ne semble plus du ressort du musicien.

Les grandes lignes polyphoniques des Léonin et des Pérotin ont cédé le pas aux formes concises, plus séculières: ces petites formes (chansons, motets, rondeaux) propres au jeu, à l'invective, au sentiment de la nature, l’exhortation ou à l'amour, bref, à une expression individualisée.

Issu de la lyrique des troubadours, l'art des provinces du Nord, des trouvères, reprend ce frémissement délicat de la vie qui anime la statuaire aux porches des cathédrales. La même qualité de sourire, un peu narquois, passera de la façade de Reims aux couplets de Robin et Marion. La psychologie se révèle et tire alors la pierre de sa léthargie, de son statisme symbolique; elle se laisse elle-même piéger dans le graphisme musical.

Ainsi faudra-t-il attendre Guillaume de Machaut, et surtout Guillaume Dufay, pour trouver l'équivalent sonore de l'enchevêtrement complexe des lignes de force de l'édifice gothique.

Au vrai, si l'on recense les œuvres musicales écloses durant cette période, il est curieux de constater que la foi officielle, après l'écrasement sanglant de l'hérésie cathare, ne suscite qu'une mince production, production qui semble sacrifier les développements spéculatifs à l'urgence d'une consommation immédiate dont le but idéologique n'est pas masqué: un art accessible au plus grand nombre, donc prenant appui sur des formes ayant déjà pénétré dans des couches plus larges de la société et qui soient ainsi aptes à véhiculer un thème réunificateur. Celui de l'affermissement de la foi populaire dans l'orthodoxie, de la morale individuelle face aux douleurs de ce monde en général et aux déchirements de la chrétienté en particulier. L'esprit est i-la croisade contre tous les infidèles, y compris l'homme intérieur en rébellion.

Il est moins mystérieux, sous cet éclairage, de ne relever, entre le dernier organum fleuri et la lointaine Messe de Tournai, que les seules chansons à la Vierge comme efflorescence unique de la musique sacrée, avec la Laude franciscaine. Et d'admettre que Gautier de Coincy, ce champion de la louange mariale, ce zélé propagandiste des Miracles de Notre-Dame, s'il connaît la pratique instrumentale, n'est lui-même que médiocrement versé dans l'art de la composition musicale. Juste ce qu'il faut pour choisir timbres et mélodies sur lesquelles il puisse avec justesse adapter et chanter un texte qui, au fond, est à ses yeux d'intérêt primordial.

Qui est ce Gautier de Coincy qu'une telle entreprise pie a sauvé des ténèbres de l'Histoire et dont un disque entier vient pour la première fois proposer la vivante restitution de treize parmi les dix-neuf titres des «Chansons à la Vierge» qui nous ont été conservées? Nous emprunterons au travail d'édition de Jacques Chailley les traces parcimonieuses et indécises de sa biographie.

Né en 1177 ou 1178 à Coincy-l'Abbaye, bourgade située près de Château-Thierry, Gautier entre très tôt au monastère de Saint-Médard, à Soissons, sous l'abbatiat de Bertrand. A trente-six ans, il est prieur de Vic-sur-Aisne. Puis il revient, en qualité de grand prieur claustral, le 19 juin 1233, à Saint-Médard, où, vraisemblablement, il meurt le 25 septembre 1236. C'est peu, mais c'est l'essentiel, le reste étant abandonné aux chicanes des spécialistes, car, contrairement aux troubadours, nous ne disposons pas de ces vidas si précieuses. Des indices légers dans ses textes permettent néanmoins de penser qu'il a pu faire quelques études à l'Université de Paris. Mais ce qui importe ici, plus que la silhouette d'un homme qui nous échappe et dont la vie ne dut pas connaître de grands rebondissements, c'est le sens de l’œuvre, d'une œuvre qui s'édifie en un périmètre géographique restreint: ce Soissonnais, terre fertile en trouvères de langue d'oil, comme la Champagne et la Picardie qui le jouxtent. Conon de Béthune, Gace Brulé, Colin Muset et tant d'autres sont peu ou prou ses contemporains. Mais il se détache d'eux par l'objet unique de sa contemplation qui n'est plus la lyrique amoureuse de ses confrères. Jusqu'à l'obsession, il se consacre à la narration volumineuse — quelque trente mille vers des faits, dits et miracles de celle, élue entre les femmes, à la fois vierge et mère, dont la fonction de corédemptrice dans l'économie du rachat, commence à s'installer dans les esprits.

C'est une arme puissante contre ces troubadours, chantres d'une hérésie dont l'optique spiritualiste rejète le dogme de l'Incarnation: si le Christ n'a pris que l'apparence de l'homme, seul le Saint-Esprit a pu l'engendrer. On conçoit que, contre de telles déviations, il est indispensable d'entretenir, de fortifier, dans l'âme populaire, par l'image la plus sensible, l'orthodoxie d'une religion consubstancielle à sa propre civilisation et dans laquelle la moindre brèche serait un risque fatal d'ébranlement pour l'ordre social tout entier. Dans un temps où «chaque messe est un combat mené par le prêtre» (Heer), l’œuvre devient une leçon; de symbolique elle tourne à l'allégorie: la Vierge est l'emblème même de la catholicité.

D'autre part, les poètes du Sud ont fait de la femme un idéal nostalgique, inaccessible, loin au-dessus de l'homme maintenu volontairement en état de vasselage courtois. Réhabilitée, mais exclue d'une autre manière, l'adoration mariale est une autre face de la réhabilitation de cet être féminin, unanimement condamné par les textes anciens, les Pères de l'Eglise, tout comme les auteurs paiens et que la civilisation occitane a formulée.

Gautier participe activement a cette mutation d'attitude, la détournant au profit de la foi contre le sentiment. Et, sous couvert de l'allégorie, il propose finalement un remembrement de la conscience éparse et égarée: d'Eros à Agapée, le rite chaste de l'adoration de la femme se concentre en une seule image dont l'intercession et le don permanent dispense rémission et réparation, consolation et accession à un univers de rachat. En face, la femme n'est que séduction: dans la beauté trop humaine s'embusque le Malin. D'emblée, Gautier établit les distances, en discréditant cette dépendance profane:

Amours, qui bien ses enchanter,
A plusieurs faiz tel chant chanter
Dont les ames deschantent.


et il enchaîne sur la nouvelle allégeance:

Je ne veuil mais chanter tel chant,
Mais por cele nouviau chant chant
De qui li anges chantent.

(«Amours qui bien...», no 1.)

Il est étrange d'assister à une évolution mentale qui, en quelques années, brèves au regard de l'Histoire, se crée non seulement une nouvelle idée de la femme dans l'échelle sociale, mais la charge ici et là d'un pouvoir de purification. Dans l'un et l'autre cas, «chair» ou «esprit», c'est un élancement de l'âme vers l'union lumineuse et un au-delà possible puisque promis. Encore que pour Gautier le dualisme reste entier et suppose un choix radical:

Eve a mort toz nous livra
par son forfait.
Marie nos délivra
Par li sons tot refait.

(«Talenz m'est pris...», n° 4.)

Dans les termes, «forfait» est d'une force qui vise, plus près, une désobéissance trop réelle.

Il n'est pas indifférent non plus de voir qu'à l'autre bout de l'horizon, ou au registre inférieur des tympans historiés, ce même être féminin s'investit d'une puissance maléfique que le tissu détérioré de la vie médiévale contribuera à accréditer: la figure de la sorcière, moins menaçante que ne l'a créée 4a tradition, s'esquisse dans l'ombre des douleurs et de l'oppression.

Lumière noire, antithèse de la blancheur mariale, négation de toute rédemption, dispensant ses baumes dérisoires dans les chaumières calcinées, elle est la preuve par l'absurde des données d'un jeu de dupes.

Mais ceci nous entraînerait loin des pacages sublimes où Gautier convie l'homme simple de ce XIIIe siècle à paître la grâce, libérant son angoisse et ses tremblements.

Alors que depuis un siècle à peine (milieu du XIIe), le culte de la Vierge connaît, en partie sous l'impulsion de saint Bernard, un progrès foudroyant, la somme poétique de Gautier de Coincy, son grand'œuvre, ces «Miracles de Notre-Darne», constitue la première pierre du monument littéraire et musical qui, jusqu'à la «Marienleben» de Rilke et Hindemith, éclairera par de nombreux chefs-d’œuvre l'image tendre d'une féminité qui veille et intercède.

Les «Miracles» de Gautier apparaissent comme des récits en vers souvent inspirés de modèles latins, entrecoupés de poèmes lyriques, de chansons de dévotion et d'oraisons. La forme est narrative et ne constitue pas une dramaturgie, qui n'est venue qu'après coup. En effet, les «Miracles» joués (et dégagés de l'office contrairement au Drame liturgique) ne verront le jour que plus tard, reprenant en les dramatisant les textes de Gautier. Ils trouveront une postérité en Rutebeuf et surtout influenceront de façon directe les célèbres «Cantigas de Santa Maria» d'Alfonso X, El Sabio, roi de Castille, poète, savant et musicien. Comme chez ce dernier, l'élaboration musicale de Gautier de Coincy se borne souvent à la contrafacta de timbres existants, ajoutant quelques lignes de déchant que sa sensibilité plus que sa science appelle.

Le travail musical du poète, en concordance, s'exerce avec bonheur par le jeu des rimes, arsenal mnémonique hautement prisé, par les calembours mêmes, les faisceaux de consonances, la rythmique des syllabes qui émaillent en d'habiles variations un thème ressassé, guetté déjà par les fadeurs sulpiciennes.

Les raffinements de la scolastique, les incomparables édifices théologiques et architectoniques réservés à une élite intellectuelle occultent, à distance, l'état véritable d'un monde où le miracle semble le dernier pourvoi face aux cruautés d'un univers cloisonné et déterminé.

«Seuls les enfants et les désespérés croient au miracle», écrivait Franz Hellens. Dans cette foi populaire, enfantine, où coexistent des éléments archaïques et chrétiens, dans cet ordre social que façonne l'arbitraire et que ronge l'insécurité morale et matérielle, la notion de miracle s'intègre tout naturellement dans un quotidien dont on a trop dit qu'il avait été conçu selon des schémas divins.

Sans doute aurait-on tort de ne voir qu'un artifice littéraire dans le choix de Gautier de Coincy. Les «Miracles de Notre-Dame», ce sont les métaphores, l'alchimie indéniable de l'artiste, à partir du besoin concret d'une médiation salvatrice, de l'attente toujours déçue de la Jérusalem céleste et dont une vierge rayonnante concentre la puissance bénéfique comme un miroir concentre l'énergie solaire.

Contrairement à l'image trop répandue de cet âge de la foi, Orient nostalgique d'un équilibre perdu, il et laissé peu d'espoir au croyant -médiéval pour atteindre l'autre rive sans risque de damnation. Si l'on en croit le franciscain Berthold de Regensurg, les chances de salut sont, dans ce XIIIe siècle, de une pour cent mille. Comment, dès lors, dans une société qui se défie du peu de réalité des choses, des mensonges du monde apparent où le goût du prodige fonde l'autorité, ne pas miser sur l'intercesseur thaumaturge qui porte du même coup l'assurance de la résurrection? De celle qui apparaît comme une lumière dans cette nuit mystérieuse et cruelle où l'on survit, comme autant d'aveugles terrorisés.

«Au XIIIe siècle, les peuples vivent dans la terreur de la mort (...). Pour combien d'hommes, pénétrer dans l'église, s'agenouiller devant la croix, toucher des reliques, prononcer les formules, accomplir les gestes rituels, signifiait-il autre chose que se fortifier contre l'angoisse de mourir?» (Georges Duby).

Car la mort sans promesse est pire encore qu'une vie sans espoir. On ne sait dans quelle mesure l'art convaincu, sinon convainquant, de Gautier de Coincy a contribué à dissiper les ombres d'un tableau dont nous risquons, par des parallèles anachroniques, de fausser les données tragiques.

Mais pour nous qui, le plus souvent, bêlons nos inquiétudes en d'insipides mélopées, la naïve roublardise de l'art de Gautier, l'assurance de sa démarche — que l'on adhère à son propos initial ou qu'il nous indiffère — restent comme une source de jouvence dont le plus mince miracle n'est pas qu'elle nous parvienne de si loin, de ces ombres oubliées d'un temps où l'homme, déjà, quêtait dans le merveilleux une étincelle d'espérance.

Michel BERNARD





NOTE SUR LA MUSIQUE DES MIRACLES

Gautier de Coincy, comme beaucoup de trouvères, n'est pas un compositeur au sens où nous l'entendons à notre époque. Avant tout poète, il n'hésite pas; suivant en cela l'habitude de son temps, à puiser chez les autres son inspiration musicale. A partir des idées exposées dans étude très complète de Jacques Chailley sur ces chansons, il a paru intéressant d'en recréer une
«généalogie» et d'essayer de faire revivre plus l'inspiration de Gautier que l'exactitude d'un texte, d'ailleurs variable selon les manuscripts.

L'origine des mélodies, quand elle existe, est à rechercher dans tous les genres musicaux des XIIe et XIIIe siècles. Elles s'inspirent souvent du répertoire populaire dit des «refrains»; c'est le cas de «Qui que fasse», n" 2; «Quant ces floretes», n" 6; «D'une amour quoie et serie», n" 9; et de «Ya pour Yver», n" 11. Ces refrains étaient connus de tous, prétextes à la danse, à l'improvisation; ils pouvaient donner aux instrumentistes l'occasion de déborder l'œuvre qu'ils accompagnaient par des préludes, intermèdes et estampies. Il devenait possible de créer une suite de pièces ayant des refrains communs; la chanson n" 9 est ainsi associée à un motet du manuscript de Montpellier.

Parfois Gautier s'est contenté d'extraire simplement une voix d'une œuvre polyphonique comme pour deux d'entre elles: «S'amour dont sui espris» n° 7 et «Hui matin», nº 10, dont l'une se retrouve dans deux conduits de l’École Notre-Dame et l'autre dans un motet lui-même extrait d'un organum à trois voix, les deux étant écrits sur une teneur grégorienne, «Benedicamus domino».

Cette origine polyphonique semble être celle de la chanson nº 5 «Efforcier m'estiez», trop altérée pour en retrouver la source exacte, mais à laquelle s'adapte sans difficultés la teneur «Domino», ce qui accuse sa parenté avec la clausula donnée en introduction.

Une remarque doit être faite à propos du conduit «Entendez tuit ensemble», n" 13; si la mélodie est celle du conduit «Beatus Vicera» de Perotin, la deuxième voix se trouvant uniquement dans les manuscripts des Miracles semble être de Gautier, qui fait ainsi œuvre de déchanteur.

Tout ce qui vient d'être dit montre l'intérêt particulier de ces chansons. Elles représentent, au travers d'une œuvre unique, le résumé et la synthèse de toutes les formes musicales des trouvères et de l'Ars Antigua.

© ARION PARIS 1976. Tous droits réservés pour tous pays, y compris l'U.R.S.S. (reproduction interdite).


NOTE DE L'EDITEUR

L'Ensemble Guillaume de Machaut de Paris: Jean Belliard, haute-contre; Bernard Huneau, flûte à bec; Julien Skowron, viéles; Elisabeth et Guy Robert, luths, se compose d'un chanteur et de quatre instrumentistes qui se sont particulièrement attachés, tant par le choix de leurs instruments que par leur goût personnel, l'interprétation des oeuvres médiévales, sans négliger pour cela cette grande période de la polyphonie qu'est la Renaissance.

L'Ensemble prête une grande attention à la fusion totale qui existait entre le texte et la musique au Moyen Age et s'attache ainsi à faire revivre la profonde motivation poétique qui, par delà le raffinement des sonorités, présidait à l'élaboration de toute oeuvre musicale de cette période.