Cantigas de Santa Maria  /  Esther Lamandier


Alfonso el Sabio






medieval.org
Astrée AS 59 (LP) | Astrée E 7707 (CD)

1980 | 1986






1. A que por muy gran fremosura  [4:03]   CSM  384

2. Non sofre Santa Maria  [5:02]   CSM  159

3. Entre Av'e Eva  [3:20]   CSM  60

4. Virgen Madre groriosa  [9:01]   CSM  340

5. A que Deus ama, amar devemos  [3:12]   CSM  150

6. A Virgen, que de Deus Madre  [6:12]   CSM  322

7. Como pod'a Groriosa  [4:50]   CSM  391

8. Non devemos por maravilla teer  [7:28]   CSM  27

9. Virga de Jesse  [3:14]   CSM  20




Esther Lamandier
chant, harpe, orgue portatif et vièle



Réalisation musicale: Esther Lamandier

Enregistrement effectué dans le dortoir des moines
à l'abbaye de l'Epau, Yvré -l'Évêque, Sarthe, en septembre 1980,
par les soins du Dr. Benjamin Bernfeld
Production: Michel Bernstein
© ASTRÉE - AUVIDIS 1981/1986










Sous le nom de Cantigas de Santa Maria, écrites et mises en musique sous l'égide du roi Alphonse X le Savant, sinon par le roi lui-même, en ses cours de Tolède puis de Séville, elles forment la plus vaste collection connue de Chansons à la Vierge en langue vernaculaire. Le terme cantiga, ambigu, signifie en fait toute sorte de poème savant ou chanson (l'époque ne fait guère de différence), quel qu'en soit le sujet. Composées dans la seconde partie du XIIIème siècle, en pleine apogée de la Courtoisie, elles la reflètent et la transcendent à la fois. Marie n'est-elle pas la Femme, bénie entre toutes, à la fois Vierge et Mère, l'idéal inaccessible et adoré de l'homme courtois médiéval? Sa virginité lui confère une éternelle jeunesse et une sainteté qui force le respect. Pure, elle seule parmi les humaines créatures peut affronter les forces du mal et en triompher. Symbole de la civilisation où la force brute soumise à la vertu et à la raison se met au service du faible, ainsi est-elle Dame, Suzeraine, Mère des hommes, car Mère de Dieu, servante du Seigneur, ad majorem Dei gloriam. Les Chansons à Sainte Marie évoquent ces aspects de la théologie mariale, dans la langue des poètes, le galicien-portuguais à la combinaison rythmique et aux rimes raffinées, sur des mélodies variées, de coupe et d'origine diverses: «car, trouver est un art délicat et subtil», comme l'annonce la chanson prologue du recueil. De l'Angleterre à Constantinople en passant par la France et les sanctuaires ibériques, la Vierge se manifeste par des miracles. Le livre même des Cantigas est thaumaturge, le roi en fait l'expérience, lui qui, abandonnant tout amour humain, se voue à l'adoration de Marie et compose pour elle les «cantigas de loor» ou de louange qui jalonnent de dix en dix les quelque quatre cent du recueil.

Chansons de femmes? Non. Pour les femmes? Certes, et pour l'édification de tous et de toutes par cette glorification de la Femme exemplaire: fille parfaite d'obéissance, mère sans tache où s'accomplissent les merveilles de la Trinité Divine, première car éternelle seconde, choisie mais consentante, n'est-ce pas là l'idéal dont fève l'éternel masculin et qu'il propose, avec l'ingénuité perverse du poète, pour modèle à la gent féminine, afin de se dépasser lui-même. Car Eve, la compagne qui se veut l'égale de l'homme, le séduit mais l'inquiète, tandis que Marie, Vierge et Mère, le rassure et le garde dans le droit chemin de Vertu qui mène à Dieu. Et dans l'Occident médiéval, «la Femme est l'avenir de l'homme».

Les Cantigas se classent en deux catégories principales: outre le prologue sur l'Art de Trouver, la collection rassemble les récits de miracles accomplis par la Vierge dans ses sanctuaires, ponctués toutes les dix pièces par une chanson de louange. Chaque genre comporte naturellement des sous-sections:

— Miracles liés aux voyages et aux sanctuaires d'étape, soit des pélerinages mariaux soit de celui de Saint Jacques.
— Ceux liés à l'histoire de la Chrétienté, apportés par la tradition byzantine. Par exemple, la défense de Constantinople par la Vierge devant les Sarrazins ou la création du premier sanctuaire dédié à la Vierge: ancienne synagogue consacrée par les Apôtres et défendue par la Vierge elle-même.
— Les miracles du quotidien qui exaltent la dévotion mariale et la reconnaissance de Marie mère des hommes qui protège ceux qui ont foi en elle. La Vierge y est souvent thaumaturge, gardienne contre la tentation et revêtue des pouvoirs divins de son fils, médiatrice entre le pêcheur et Dieu, de façon pratique.

Quant aux cantigas de louange, non narratives, elles expriment la théologie mariale qui figure déjà chez Gautier de Coincy (1177-1236) et dans les textes latins antérieurs: Ave inverse d'Eva, Aube de Dieu, rameau de Jessé, mère et vierge glorieuse.

La présente anthologique représente les deux styles principaux: celui qui emprunte à la veine traditionnelle du récit chanté, souvent bien rythmé, voire comique si on insiste un peu, comme le fait Esther Lamandier dans la CANTIGA 159: le texte rappelle un peu le miracle du pendu dépendu, mais de façon moins tragique; la mélodie d'allure primitive, par son rythme binaire simple et dansant témoigne de ses attaches occitanes. Elle contraste avec la douceur de ritournelle de la CANTIGA 384 où le moine enlumine le nom de la Vierge de trois couleurs précieuses. La chanson est longue. Aussi s'appuie-t-elle sur une mélodie d'allure récitative variée au début des couplets pour capter l'attention de l'auditoire. Proche parente de celle-ci, la CANTIGA 391, un peu plus rythmique toutefois, mais dont la mélodie reste fonctionnelle. De même la CANTIGA 322 qui évoque un miracle du quotidien qui a lieu cependant le jour du Couronnement de la Vierge, le 15 août, sur une mélodie de premier ton très allante. La mélodie du couplet reprend celle du refrain en disposant différemment les semi-cadences de manière à ce que le retour au refrain s'effectue facilement.

Ce répertoire appartient à la fois aux jongleurs des rues et des palais. Il peut faire fonction de chants de pèlerinage pour soutenir le moral des voyageurs et édifier les fidèles. Les refrains sont repris par le groupe tandis que le jongleur conte le miracle du jour. Il lui faut donc un support musical qui laisse le texte compréhensible, ne lasse pas l'attention de l'auditeur qui pourra mémoriser l'histoire racontée. Ces musiques sont soit composées pour la chanson, soit adaptées, texte y compris parfois, d'un-ré-pertoire antérieur.

Le second groupe est radicalement différent: pour la plupart, ce sont des chants de louange qu'on peut qualifier de para-liturgiques. Il requiert de la part de l'interprète des qualités vocales qui apparentent sa fonction à celle du psalmiste lorsque l'ornementation est très développée. Ces chansons possèdent un texte en général plus élaboré que les précédents et le jeu du «trouveur» y est porté à son comble. Tantôt il s'agit de jeu rythmique comme dans la CANTIGA 20 qui alterne une mélodie dansante sur un rythme berbero-andalou avec le récitatif du couplet. Tantôt c'est une mélodie grégorienne qui affleure (CANTIGA 60). Tantôt (CANTIGA 27, fondation de Notre Dame de Sion) il s'agit d'une mélopée quasi litanique dont le rythme et la simplicité de la ligne musicale évoquent le timbre de récitation d'une chanson de geste: ceci est lié sans doute au rythme de vers d'Arte Mayor galicien qui se dégage soit dans un hémistiche soit dans un vers complet ici et là. La chanson développe une tradition de la Mère de Dieu victorieuse, mais dans une variante intéressante: l'église de Marie triomphe de la synagogue juive, traditionnellement représentée dans l'iconographie chrétienne comme aveugle pour n'avoir pas su reconnaître le Messie de Dieu. Marie réclame une ancienne synagogue (que les juifs ont accepté de vendre inconsidérément aux Apôtres) par le miracle de son image apparue devant l'autel et qui n'entend pas en être déplacée: les juifs eux-mêmes y reconnaitront la volonté de Dieu.

La CANTIGA 150 expose savamment en trois points avec exorde et conclusion pourquoi les hommes doivent à Marie amour, estime et honneur à l'instar de Dieu. Sa rythmique en est particulièrement subtile avec ses fluctuations entre le binaire et le ternaire et son apparente liberté mélodique due à la longueur de la cellule rythmique trois fois répétée sur un schéma mélodique a b a avec une conclusion c au refrain. Le couplet prend rythmiquement le contrepied du refrain et se varie lui-même pour enchaîner dans sa volte sur les mélodies a et c. Enfin, le clou de la difficulté est bien la CANTIGA 340 dont le texte offre une versification déjà complexe se déroulant avec liberté sur un thème qui varie au fur et à mesure qu'il progresse tout en revenant périodiquement aux points d'appui.

Esther Lamandier a posé sur la plupart de ces chansons un prélude de son cru exécuté sur des reconstitutions d'instruments européens de l'époque, tels qu'on peut les voir sur les miniatures du livre des Cantigas: orgue portatif, vièle, harpe. Elle renoue ainsi avec une tradition encore pratiquée en Orient qui indique l'échelle ou le mode dans lequel l'artiste va se mouvoir, et éventuellement le rythme qui peut sous-tendre le chant. Ce prélude ponctue en ritournelle l'interprétation vocale. Le travail d'Esther Lamandier est en tout point remarquable. Tout au plus pourrait-on penser que la Cantiga 340, chantée pour les grandes solennités de la Vierge, n'avait pas malgré tout un climat rythmique ni surtout chromatique aussi poussé, une époque où la réforme grégorienne a fait son œuvre, sauf à supposer que le jongleur fut un nouveau converti, ce qui n'était pas impossible: en ce cas il s'agirait de la fameuse convivialité ou symbiose des trois cultures du Livre, souvent contrebattue par les exigences politico-religieuses indirectement démontrées dans la Cantiga 27.

Chansons de miracles pour l'illumination des foules, chansons de louanges qui s'inspirent en partie des textes de la liturgie mariale, ces Cantigas, dans la forme bien établie du virelai, évoquent une para-liturgie d'aspect responsorial suggéré par la forme musicale on peuvent alterner soliste et chœur et peuple, particulièrement pour les cantigas solennelles de «loor» où la louange mariale puise aux sources connues des antiennes, hymnes et psaumes, ses formules pour les rendre sensibles en langue vernaculaire un peuple pour qui le latin devient langage de clercs.

Danièle BECKER