ligeriana.com
medieval.org
2013
Ligia Digital Lidi 0202251-13
octobre 2012
Abbaye Royale de Fontevraud
1 - Versus de bella que fuit acta Fontaneto –
Angilbert [10:21]
2 - Versus Paulini de Herico Duce – Paulin d'Aquilée
[14:35]
3 - Versiculi de eversione monasterii S. Florentii – Létald
[11:43]
4 - Planctus Ugoni abbatis – anonyme [6:32]
5 - Incipit Planctus Karoli – anonyme [10:03]
6 - Versus Godiscalchi – Gottschalk d'Orbais [4:36]
7 - O stelliferi conditor orbis – Boethius [8:02]
Ligeriana
Katia Caré
Estelle Boisnard • chant et flûtes de roseau
Carole Matras • chant
Katia Caré • chant, corne
Pierre Bourhis • chant (soliste: #1, 3, 4, 6)
Guillaume Edé • chant (soliste: #1, 3, 6)
Jean-Lou Descamps • chant narrative (#7), lyre (#7), lyre
à archet, citole mérovingienne
Christophe Tellart • organistrum, lyre, psalmodie
Guy Robert • harpe angulaire, carillon, percussion
Carmina Carolingiana
Le IXe siècle mérite d'être relu à sa propre lumière et
non à celle de nos fantasmes. La « renaissance carolingienne » n'est
pas de ces vaines expressions dont se gargarisent trop de savants
autoproclamés. Elle dénoue le corset de l'héritage antique et invente
un nouveau legs. Dès les années 780, les équipes animées par
Charlemagne et ses successeurs ont entrepris de rectifier, recopier et
diffuser mieux que jamais les textes sacrés et les œuvres de
l'Antiquité latine, sans trop se soucier de leur origine païenne autant
que chrétienne. Les savants de ce temps lisaient et recopiaient
Virgile, victime facile, puisque christianisée de longue date, mais
aussi Ovide, Horace, Térence et autres plus résistants à la phagocytose
chrétienne. Ils dévoraient aussi saint Jérôme et l'avertissement sévère
qu'il avait reçu en songe et légué aux admirateurs de la littérature
classique: « tu es cicéronien, non pas chrétien » (Jérôme, Lettre 22, §
30). Telle est la vertu du réemploi: pourvu que les auteurs, ces
autorités que l'on vénère, enseignent les exemples du bien dire et la
valeur du beau, tout est bon à prendre, tout blanchit entre des mains
innocentes.
Le IXe siècle brille dans l'histoire de la création artistique. Il
illumine. Et pourquoi? Peut-être parce que les maîtres de l'Empire
restauré par Charlemagne ont su donner l'impulsion, inviter à
l'émulation, provoquer à la liberté de créer, plus sûrement parce
qu'ils ont tenté, par sens politique, de favoriser la naissance d'une
culture occidentale. Il leur fallait se libérer d'un orientalisme
byzantin coupable de faire écran entre l'ancienne et la nouvelle
latinité. Charlemagne († 814), son héritier Louis le Pieux († 840) et
les fils de celui-ci, Lothaire († 855), Louis le Germanique († 875) et
Charles le Chauve († 877), assument ainsi la responsabilité de la
césure grandiose qui s'est creusée un demi-siècle durant vis-à-vis de
Constantinople et a donné aux Francs la capacité d'entreprendre sans
contraintes. Ils ont enjoint à leurs serviteurs de façonner les outils
dont, plus de mille ans après, nous demeurons les bénéficiaires. Ils
ont commencé par la refonte de l'écriture, en modelant la minuscule
Caroline que nous persistons à utiliser. Ils ont multiplié les écoles
autour des cathédrales et des grands monastères, qui contribuent aux
avancées d'une christianisation aussi rapide que forcée et s'adaptent
en retour aux attentes du pouvoir politique, avide d'administrateurs
compétents. Ils ont remanié et assoupli les usages sévères de
l'expression écrite, transie encore sous le poids des traditions
antiques. Privilégiant l'articulation claire et rythmée sur la rigueur
antique de la scansion, ils ont facilité la fusion entre l'oral et
l'écrit. Prônant le sermon dans les langues du peuple, ils ont ouvert
la porte à la première émergence de littératures vernaculaires. Ils ont
inauguré un système de notation musicale dont les signes miment les
inflexions ascendantes et descendantes de la voix dans l'espace
surmontant le texte: ce sont les neumes, qui marquent moins une mélodie
que les articulations d'un texte bien dit, compréhensible.
Dès lors, les maîtres sont parvenus à donner une ampleur sans précédent
aux rites d'une liturgie publique et officielle à fonction sacrale
autant que profane et à la mettre en scène, comme en témoignent toutes
les chroniques du IXe siècle. Ils insèrent dans leurs grandes œuvres en
prose des pièces exubérantes en poésie, ces prosimètres dont on
soupçonne un usage à voix haute et chantée. Ils en usent pour nourrir
tous les rites de la vie publique – et de la mort, dans l'église et
dans les palais où ils officient. Ces actes publics doivent avant tout
être beaux, somptueux, éclatants. Il faut donc les enrichir de
créations musicales, séquences, tropes et autres pièces plus simplement
portées par le chant monodique ou polyphonique. La musique cessa dès
lors d'être un simple embellissement: elle se fit langage,
communication. Les contemporains en attendaient qu'elle impressionne et
qu'elle consolide la mémoire.
Les moines et les clercs n'étaient pas seuls à chanter. Les écrits se
sont conservés et nous sont parvenus, certes, grâce aux institutions
durables qu'étaient alors les cathédrales et les grands monastères,
entre mains ecclésiastiques. Mais les bibliothèques des grands
aristocrates du IXe siècle montrent que ces gens accueillaient
volontiers des œuvres profanes à côté des livres de chant nécessaires à
la chapelle de leurs palais. Ils étaient férus de trois genres
particuliers: le chant d'amour, l'élégie et la plainte funèbre (planctus).
Les chants d'amour ont massivement disparu avec leurs dédicataires. Ils
ne reviennent à la surface qu'au début du XIIe siècle, parce qu'un fin
connaisseur de la matière les a remis en selle: c'était Pierre Abélard.
Les poèmes élégiaques, à destination politique, hagiographique ou
amicale, ont fait la réputation d'Ermold le Noir qui compose vers
820-830, de Florus de Lyon (mort vers 860), de Paschase Radbert (v.
786-865) ou de Gottschalk d'Orbais (v. 807-867/869). Enfin, la
lamentation ou déploration sur la disparition d'un défunt aimé, vénéré
ou très puissant, où s'illustrèrent au IXe siècle des moines à Bobbio,
Corvey (Agius de Corvey en Germanie, au second tiers du siècle), mais
aussi des guerriers de métier, tel l'auteur du poème sur ses compagnons
défunts lors de la bataille de Fontenoy en Puisaye qui préluda au
traité de Verdun (843). Elle est un exercice littéraire, mais sert le
devoir de consolation et de mémoire, essentiel à la communauté dans les
sociétés traditionnelles qui ne peuvent admettre de discontinuité entre
le monde des vivants et celui des morts. D'autres genres, les poèmes de
visions et « révélations », tels que la Visio Wettini et les
Revelationes d'Audrade de Sens (vers 840) servaient moins facilement
les intérêts des puissants que ceux des Eglises. Les trois genres que
j'ai cités fascinaient davantage. Ils ont alimenté la verve d'un autre
genre, le carmen heroicum classique, promis à une célébrité
inouïe par son passage du latin aux langues vernaculaires. Car,
longtemps avant la Chanson de Roland, les chansons épiques
avaient rencontré la faveur des élites laïques dans l'Angleterre
anglo-saxonne, dans les terres de l'Empire ottonien et salien, dans la
France actuelle et elles explosaient à la faveur de la Reconquête en
Espagne avec le Cantar del mio Cid (dernier quart du XIe
siècle). La légende des Carolingiens restait vivante parce qu'elle
avait été forgée par leurs serviteurs au IXe siècle et qu'elle avait
été entretenue dans toutes les familles des fidèles de l'empereur et
colportée sur tous les champs de bataille.
Entre 840 environ et le milieu du Xe siècle, dans l'Empire franc et ce
qu'il en resta après 888, des ecclésiastiques, qui n'étaient pas
seulement des moines, mais aussi des séculiers, ont consigné bon nombre
d'œuvres majeures dans plusieurs grands recueils de poésie. Trois de
ces collections se détachent par leur qualité matérielle et formelle,
celles de Paris (BnF latin 1154, copié aux environs de l'an 900 pour un
monastère Saint-Martin et adapté au XIe siècle pour l'abbaye
Saint-Martial de Limoges), de Bruxelles (BR 8860-8867, du début du Xe
siècle, provenant très vraisemblablement de Saint-Gall où il aura été
copié) et de Vérone (Biblioteca capitolare XC (85), écrit sur place au
milieu du Xe siècle pour la cathédrale ou l'abbaye San Zeno). Ces
livres de poèmes ou « chansons » en langue latine sont les ancêtres des
grands chansonniers de trouvères et troubadours en langues romanes des
XIIe et XIII' siècles. Ils transmettent à eux seuls la quasi-totalité
de la création poétique du IXe siècle.
Comme toujours, littérature, arts de la parole et arts de la musique et
du chant naviguent
de conserve : des chantres en effet ont apposé une notation musicale
sur les premières
strophes d'un grand nombre de poèmes, dès la copie ou dans les années
qui ont suivi.
Nous ne connaissons pas le statut de ces livres. Etaient-ils des
monuments destinés à conserver la mémoire, des conservatoires en somme
à demi-morts, servaient-ils de recueils d'exemples pour l'école ou
étaient-ils confiés à la sollicitude d'un chantre dont le ministère
était de maintenir un répertoire vivant et d'en assurer la performance
publique ? Reste que ces livres méritent mieux que le respect de
quelques spécialistes. Il en va de même d'une autre pièce de choix: le
petit poème sur la destruction du monastère du Mont Glonne, site
primitif de la future abbaye Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire,
soumise au Xe siècle à l'abbé de Saint-Florent de Saumur). Ce poème,
trop méconnu, a échappé souvent à la curiosité des musicologues, parce
qu'il n'a pas suivi la voie triomphale des grands chansonniers
carolingiens: il survient dans un cartulaire dressé dans la seconde
moitié du XIIe siècle et confirme l'usage cérémoniel de tels ouvrages,
trop souvent considérés comme des recueils d'archives. Les philologues
l'avaient néanmoins inscrit au nombre des témoins de l'art poétique du
IXe siècle. L'avis des historiens déportent plutôt la rédaction du
poème Saumurois à la fin du Xe siècle et l'attribuent à Létald, moine
de Micy en Orléanais qui écrivait plusieurs poèmes entre 984 et 1010
environ. Voilà la seule dérogation à l'unité de temps que se sont fixée
les musiciens du présent recueil.
C'est le mérite de Katia Caré d'amener à redécouvrir ces poèmes d'un
lointain IXe siècle qui regorge de chefs-d'œuvre. Voici l'heure enfin
de restaurer l'intimité qui rassemblait dans le haut Moyen Âge l'oral
et l'écrit, l'histoire la littérature, le grand chant épique et la
musique.
Versus de bella quae fuit acta Fontaneto
Le 25 juin 841, peu après la mort de l'empereur Louis le Pieux,
successeur de Charlemagne, une guerre meurtrière opposa l'héritier du
titre impérial, Lothaire, à ses deux frères Louis le Germanique et
Charles le Chauve. La bataille décisive eut lieu en Puisaye, à Fontenoy
(Fontenay): elle conduisit au traité de Verdun qui a laissé des traces
profondes dans l'histoire de l'Ouest européen, parce qu'il conduisit à
distinguer deux « Francie », celle de l'Est, future Allemagne et celle
de l'Ouest qui est devenue la France. L'un des survivants à ce combat
fratricide, Angilbert, écrivit une déploration en latin, poème en forme
d'abécédaire où les initiales de chaque vers, assemblées l'une après
l'autre, forme l'alphabet de A à P. les quinze strophes du poème sont
constituées chacune de « trois vers de quinze syllabes à clausule
ascendante (cadence « trochaïque »), l'une des formes rythmiques les
plus estimées » (Brunhölzl): « étant donné qu'un trochée est un pied
prosodique, formé par une syllabe de longue durée, suivie d'une syllabe
brève, le septénaire trochaïque devrait compter quatorze syllabes;
mais avec une syllabe de plus à la fin, il en compte quinze »
(Bastiaensen). Angilbert appartient au parti de Lothaire, quoiqu'il se
lamente sur le « sang contre sang lâchement conjuré » ; en ce sens, son
poème pourrait appartenir à la littérature politique. Deux allusions au
Cantique des Cantiques (Cf 3, 7-8 aux strophes 7 et 13) et à l'antienne
Mons Gelboe de l'office liturgique du troisième ou du cinquième
dimanche après la Pentecôte (2 Sm 1, 21-25) en assurent la tonalité
spirituelle, mais il prend la forme du planctus le plus
tragique, sans solution ou espérance, sans certitude eschatologique.
Le Versus d'Angilbert est conservé dans trois manuscrits, mais
seule la
version de Paris a été dotée d'une notation musicale de type aquitain.
Il s'agit du grand recueil de Paris, BnF Lat. 1154, f. 136r, dont on
trouve un facsimile dans COUSSEMAKER, Histoire de l'harmonie au
moyen âge, p. i-iv. La seconde copie apparaît dans le manuscrit de
Saint-Gall, Stiftsarchiv, Cod. Fab. X (acquis au XVe s. par l'abbaye de
Pfäfers; écriture du Sud-Ouest de la Germanie, au milieu du IXe
siècle), f. 10rv (incomplet; feuillet ajouté). A ces manuscrits
s'ajoute la copie de Kórnik (Pologne): Biblioteka Kórnicka – Polska
Akademia Nauk, BK 00124.
Versus Paulini de Herico duce
Autre morceau de choix, le poème sur la mort du duc Eric est aussi le
plus ancien de la collection retenue pour ce disque. Les annales
carolingiennes ont gardé mémoire du combat de Tersatto (actuelle
Croatie) où succomba en 799 Héric, ami proche de Charlemagne et
margrave, c'est-à-dire duc de la Marche de Frioul, lors d'une
expédition guerrière contre les slaves de Liburnie, sur la côte
dalmate. L'auteur du poème n'est autre qu'un grand lettré, Paulin
d'Aquilée (vers 730/750-802), lombard rallié à Charlemagne et devenu
patriarche d'Aquilée en 787 grâce à son protecteur. Paulin pleura le
margrave chez qui il résidait et à qui il venait d'offrir, peu avant
799, le premier « miroir du prince » qu'il avait intitulé « Livre
d'exhortation » (Liber exhortationis). La déploration sur la mort
d'Héric est composée de 14 strophes formées chacun de cinq vers
rythmiques, des sénaires. Paulin se transporte comme en un songe en
Liburnie, sur le lieu du désastre, décrit les pleurs de la parenté et
de la « famille » large du jeune prince se lamente et se reprend en
appelant le Dieu souverain à concéder à son serviteur Héric les joies
du Paradis. L'une des strophes évoque l'antienne Mons Gelboe des
troisième et cinquième dimanches après la Pentecôte (2 Sm 1,21).
Le poème de Paulin d'Aquilée est conservé dans le manuscrit de Paris,
BnF lat 1154 (f. 116r-118r) et deux manuscrits bernois (Bern BB 455 (Xe
s.) et Bern BB 394 (Xe s.), f. 1r où l'on n'en a copié que deux
strophes).
Versiculi de eversione monasterii Sancti Florentii
Paris, BnF nouv. acq. lat. 1930 (ancien Phillipps 70; XI-XII, avant
1159)
Le poème intitulé traditionnellement « Sur la destruction du monastère
Saint-Florent »
est connu par son insertion dans le Cartulaire de cette abbaye auquel
on donnait autrefois
le nom de Livre noir, colligé après 1055, aux feuillets 6r-8r.
Il se rapporte en réalité
au sac du Mont-Glonne qui aurait été perpétré par le « roi » des
Bretons Nominoë en 845. Jusque vers 840, le monastère du Mont-Glonne
avait bénéficié des largesses de Charlemagne et de son fils Louis le
Pieux. C'en est fini maintenant. Les guerres fratricides entre les fils
de Louis se sont à peine éteintes que des troubles secouent le royaume
de Francie occidentale aux mains de Charles le Chauve. Les moines
expulsés par Nominoé auraient été relogés à Saint-Gondon avant de
revenir au Mont-Glonne sous la protection de saint Florent et du roi.
Le malheur du récit est que l'établissement monastique n'a certainement
pas été détruit par Nominoë et que le site a été ravagé en 849 par des
Bretons peut-être et plus sûrement ensuite par des Normands. L'appui du
roi Charles le Chauve a permis en réalité aux moines de s'établir en
866 à Saint-Gondon, à la frontière des diocèses de Bourges et d'Orléans
d'où ils reviennent plus tard au Mont-Glonne devenu
Saint-Florent-le-Vieil (Maine-et-Loire). Ce n'est qu'entre 940 et
975/977 que le comte de Blois Thibaud le Tricheur appelle des moines de
Saint-Florent-le-Vieil à Saint-Florent-lès-Saumur (aujourd'hui
Saint-Hilaire-Saint-Florent). La rédaction des 39 strophes de ce poème
en vers iambiques dimètres réguliers doit alors être datée au plus tôt
des années 940-960, sinon de la fin du Xe siècle et rien ne
s'opposerait à l'attribuer à un moine de Micy en Orléanais (Létald).
Le ton de la légende est donné dès les deux premiers vers. Les
réminiscences d'Ovide et le son de la lyre s'effacent, voici que mugit
la trompette guerrière. Les Bretons, race de brutes incultes – c'est ce
qu'en disait l'abbé de Saint-Gildas de Rhuys vers 1125, sévissent.
Commence le récit. La mémoire des libéralités de Charlemagne et de
Louis le Pieux n'a d'égale que la méchanceté du breton Nominoé; ce chef
méprisable (un travailleur de la terre qui doit tout au hasard, rien à
l'hérédité) exige des moines de Mont-Glonne qu'ils édifient une statue
à son image qu'il fait regarder vers l'Est, en signe de défi à Charles
le Chauve. Celui-ci ayant fait virer la statue vers l'Ouest, l'impie
Nominoé revient et saccage l'abbaye. L'abbé en appelle au roi Charles,
saint Florent se venge en paralysant le Breton et le roi donne aux
moines une nouvelle terre, plus sûre.
Planctus Hugonis abbatis
Hugues, fils naturel de Charlemagne, est tombé au combat en 844 alors
qu'il tient l'abbatiat laïque des abbayes de Saint-Quentin et Charroux
en Poitou. La déploration sur le corps du défunt a été rédigée par un
moine, vraisemblablement de Charroux où Hugues a été inhumé. Elle
s'étend sur 8 strophes composées chacune de sept vers de structure
différente, le dernier étant « adonique » (dactyle et spondée). La
pièce révèle le haut niveau de culture de l'abbaye poitevine qu'on sait
en relations avec Florus de Lyon et avec le grand monastère de la
Reichenau. L'auteur jongle avec des réminiscences savantes, au païen
Virgile (70-19 avant J.-C.: Enéide XI, 908) et au chrétien
Lactance († v. 320), auteur pourtant rarissime (Sur la colère de Dieu,
c. 5). Le Planctus Hugonis a été transmis dans le grand recueil
de Paris, BnF lat. 1154 (IXe s., Limoges, Saint-Martial), au f. 133r.
Planctus Karoli
Paris, BnF lat. 1154 (IXe s., Limoges, Saint-Martial), au f. 132r-
133v
Voici le plus fameux des planctus du IXe siècle et l'un des
plus anciens que le monde franc nous ait légués. Au lendemain de la
mort de Charlemagne le 28 janvier 814, un moine de l'abbaye
Saint-Colomban de Bobbio en Italie du Nord écrit une déploration sur la
disparition du maître qui a métamorphosé le royaume des Francs en un
Empire puissant. Il se souvient de l'éloge vibrant lancé par Alcuin à
propos de celui qui n'était encore que le roi des Francs: « un autre
roi David... est maintenant notre chef et notre guide, un chef à
l'ombre duquel le peuple chrétien repose dans la paix et qui de toutes
parts inspire la terreur aux nations païennes, un guide dont la
dévotion ne cesse, par sa fermeté évangélique de fortifier la foi
catholique contre les sectateurs de l'hérésie... et s'employant à faire
resplendir partout cette foi catholique à la lumière de la grâce
céleste » (Alcuin, Lettre 41 (MGH, Epistolae II, n° 41, p. 84).
Selon un manuscrit du XVIIe siècle, le moine de Bobbio adressait son
poème à un évêque du nom d'André (un surnom comme il était courant dans
l'entourage de Charlemagne), qu'on peut identifier par hypothèse à un
irlandais du nom de Cadac. Bobbio, fondée par saint Colomban au début
du VIIe siècle et comblée de bienfaits par Charlemagne, est alors
fréquentée par des insulaires. Sous la plume de l'anonyme, ce sont tous
les peuples et les fidèles de l'Empire qui clament la perte d'un être
sans pareil, un maître plus qu'un conquérant et expriment leur douleur.
Lui-même se mêle au cortège des pleurants, criant sa détresse dans le
refrain « Hélas, malheureux que je suis » (Heu me dolens, Heu mihi
misero).
Cette pièce se compose de vingt strophes rythmiques construites en
distiques de deux dodécasyllabes à mot métrique en finale et chaque
strophe s'achève sur le refrain heptasyllabique. Elle a été copiée et
notée en neumes au Xe siècle.
Les premiers mots résonnent à l'instar d'une hymne composée par
Sedulius (Ve siècle), chantée chaque année pour la fête de la
Résurrection du Christ. Mais le Planctus Karoli n'est pas une
hymne, il agit sur l'auditeur du IXe siècle comme l'exact contraire de
l'hymne pascale; il se rapproche plutôt du rituel de l'office des
morts. Ne peut-on alors imaginer, comme y invite Peter Stotz, qu'il fut
exécuté comme le chant alterné de la procession funéraire par un double
chœur?
Versus Godischalchi
Gottschalk d'Orbais à l'ami de Reichenau
On connaît le moine Gottschalk d'Orbais (v. 807-867/869) pour la
querelle théologique qu'il a suscitée dans les années 840-850 à propos
de la prédestination. Il posait et tranchait de façon pessimiste la
question insoluble du dilemme entre la volonté salvifique de Dieu et la
propension de l'homme au péché. Vers 850, il adresse le poème O
quid iubes pusiole à son ami de jeunesse Walafrid Strabon
(808/809-849). Le pusiolus, jeune garçon, approche ses quarante
ans et a acquis dans le monastère de la Reichenau la carrure
intellectuelle qui fait de lui l'un des grands abbés savants du IXe
siècle. Gottschalk, lui avait été élevé dans l'autre grand monastère de
Germanie, à Fulda qui était le siège d'une brillante école, tout
particulièrement sous l'abbatiat de Raban Maur (780-856, abbé de Fulda
à partir de 822) et les relations entre le moine et l'abbé ont tourné
au vinaigre, bien avant la querelle de la prédestination. Celle-ci
explose précisément en 848 et 849. Gootschalk est condamné sévèrement,
à Mayence, à Reims. Et voilà que l'ami Walafrid prie son ami de lui
écrire un poème. Mais « pourquoi me demander de chanter? », répond
Gottschalk. La plainte ne remue en rien une pédérastie présumée, elle
ne parle que de l'amitié qui réunit les deux hommes séparés jusque dans
leurs visions théologiques. On connaît deux copies du poème, dans un
livre d'Autun (BM 33) et dans le recueil de Paris, BnF lat. 1154, f.
131v-132r. Dans ce manuscrit, le copiste marque comme il en est
coutumier le début de chaque strophe par une initiale rouge carmin et
le refrain à l'encre rouge; la notation musicale n'est apposée que sur
la première strophe.
Anicius Manlius Severinus Boethius, Consolatio Philosophiae
(Livre I, ix)
Ms.: Paris, BnF lat. 1154, f. 118r-119v.
Boèce, l'instituteur du Moyen Âge, « l'âme sainte qui démasque ce monde
menteur » (Dante), écrit sa Consolation de Philosophie apportée
par Dame Philosophie dans la prison où il a été jeté par le roi
ostrogoth Théodoric, en attendant le supplice de 524. Son ouvrage en
prose, truffé de poèmes, lègue au Moyen Âge non seulement la forme du
prosimètre, mais surtout le thème philosophique de la consolation. Le
premier poème de la Consolation (livre I, ix) expose comment le
Dieu créateur a soumis la Nature à son autorité souveraine. Ce n'est
pas la Nature qui organise et harmonise le chaos, c'est Dieu. Mais Dieu
a créé une Nature qui reproduit le mouvement créateur dans sa
perfection rationnelle et numérique. Et qu'en est-il des hommes? Dieu
les abandonne aux caprices de la Fortune et aussi à leurs propres
crimes. Point d'opposition entre providence (Dieu) et destin (Nature):
la première est la source de l'autre. Le néoplatonisme de Boèce
retentit dans cette hymne fameuse de la Consolation de Philosophie,
abondamment diffusée durant tout le IXe siècle. Il n'a pas gêné les
chrétiens qui l'ont réemployée dans la liturgie et commentée
assidument, notamment au IXe siècle par Alcuin († 802), Moduin d'Autun
(† 840/843), Jonas d'Orléans (av. 780-843), Loup de Ferrières (805-862)
– qui a écrit une explication spécifique de tous les poèmes de la Consolation,
ou Remi d'Auxerre (mort en 908). Avec ou sans la Consolation, l'hymne O
stelliferi conditor orbis a migré au fil du temps vers la
littérature en langues vernaculaires: Jean de Meun écrit une adaptation
de la Consolation entre 1269 et 1278 et une traduction littérale en
1305, mais Chaucer exploite l'hymne, vers 1380, dans The Knight's
Tale.
Guy Lobrichon
À propos du latin de l'époque carolingienne
Si la connaissance que nous avons du latin dans son
entier est avant tout littéraire, il n'en était pas moins langue de
communication orale quotidienne, de l'Antiquité jusqu'à la
Renaissance... Dans le cadre du présent enregistrement, nous avons donc
tenté une restitution plausible de la variante latine pratiquée à la
cour de Charlemagne, aux VIIIème siècle et début du IXème siècle, mais
les seules sources dont nous disposons étant écrites, nous nous
limitons fatalement à des supputations dont nul n'aura jamais
confirmation, étant entendu que hormis quelques certitudes attestées
par certains traités ou mises en évidence par les graphies concurrentes
de tel ou tel vocable, la phonétique comparative et diachronique n'est
pas une science rigoureusement exacte en matière de langues mortes,
faute de données audio-orales.
Divergeant de plus en plus du roman (la lingua romana vulgaris) durant
les VIIIème & IXème siècles de notre ère (1), les grammairiens et
clercs carolingiens parvinrent à une véritable prise de conscience, se
rendant bien compte de la dichotomie entre les langues vernaculaires
issues du latin et le latin lui-même. Il convenait donc de réaffirmer
le rôle de ce dernier... La réforme amorcée par Pépin le Bref afin de
parfaire l'enseignement de la grammaire et de l'écriture latine se
trouva poursuivie par son fils Charlemagne dès son accession au règne
(en 768), le plus remarquable à cet égard étant l'adoption de la
cursive caroline inspirée de l'onciale romaine du IIIème siècle,
elle-même héritée de la cursive de la Rome antique.
Bien que Charlemagne et ses pairs fussent avant tout locuteurs du bas
francique, l'un des dialectes germaniques en usage aux abords du Rhin
auxquels se rattachent le francique ripuaire de Cologne ou encore le
luxembourgeois, de nos jours, c'est dans le dessein de redonner à la
langue si chère à Varron ses lettres de noblesse que le monarque nomma
Alcuin – né à York vers 730 ou 740, celui-ci s'exprimait indifféremment
en vieil anglais et en latin – à la tête de l'Académie palatine, en
782, l'étude du latin n'étant plus réservée aux seuls ecclésiastiques
mais aussi aux laïcs.
Le bas francique ayant influencé la phonologie des langues romanes de
l'ère rhénane mais également celle du latin dans une mesure non
négligeable, il paraissait naturel de prendre en considération ce fait
afin de rester cohérent quant à la prononciation à adopter,
prononciation dont nous détaillons ci-après les points les plus
marquants.
À la différence des insulaires latinophones d'outre-Manche qui avaient
conservé le caractère guttural de /c/ dans toutes les positions, et
notamment devant /e/ ou /i/ (deux voyelles fermées), la confusion entre
/ci/ et /ti/ (voir les doublons etiam/eciam, clementia/clemencia
et fatio/facio) tend à attester l'habitude germanique de lire
ce /c/ comme
un [ts] lorsqu'il se rencontre devant ces deux voyelles, ce que
semblent de surcroît démontrer certaines erreurs incombant aux copistes
et qui trahissaient souvent les réalités phonétiques d'alors. Un terme
comme cella (cellier) qui était articulé [kella] du temps de Cicéron a
abouti à Zelle – prononcé [tselle] – en franchissant le Rhin,
pour ne
citer que cet exemple connu (2) & (3).
Le groupe /di/ était vraisemblablement réalisé [dz] devant voyelle
tandis que /ti/ était articulé [ts] devant /e/ et /i/, à l'instar de
/c/ (2), tendances confirmées par Érasme qui subsisteront jusqu'à
l'aube de la Renaissance française et même après le XVIIIème siècle, en
Italie.
Nous avons par ailleurs opté pour le maintien de la diphtongue /ae/
plutôt que pour son assimilation au phonème [e], phénomène qui ne se
généralise que bien après (on pourrait citer à ce titre , quae
et ecclesiae qui se voient régulièrement orthographiés que
et ecclesie,
dans les textes postérieurs au XIème siècle) (4).
Enfin, à la différence du latin dit ecclésiastique, nous avons maintenu
le caractère sonore de /g/ non palatalisé dans toutes les positions en
raison du fait que le phonème [dz] (similaire au « j-» de l'anglais
jungle) était inconnu des Francs locuteurs de dialectes germaniques qui
avaient pour habitude de prononcer toutes les lettres (5), et cela même
si les groupes /ce/-/ci/ et /ge/-/gi/ étaient déjà largement
palatalisés dans la plus grande partie de la Romania, vers le milieu du
Vème siècle de notre ère.
Christopher Tellart
(1) Antoine Meillet, Esquisse d'une histoire de la
langue latine
(Cambridge University Press, 2009)
(2) Dag Norberg, Manuel pratique de latin médiéval (Picard,
1980)
(3) Pascale Bourgain & Marie-Clotilde Hubert, Le latin médiéval
(Brepols, 2005)
(4) Keith Sidwell, Reading medieval Latin (Cambridge University
Press, 1995)
(5) Roger Wright, La période de transition du latin, de la lingua
romana et du français (Médiévales, 2003)