JOHANNES CICONIA DE LEODIO
Retracer la carrière d'un musicien actif aux confins des XIVe et
XVe siècles reste une gageure tant la documentation manque. De
très rares épanchements épistolaires, des
témoignages épars, presque jamais de portrait. Souvent
seule la date de mort donne vie à ces noms apposés
au-dessus de pièces musicales dans quelques manuscrits ou
fragments. La signature, qui est aussi source de confusion lorsque
l'attribution paraît contestable, révèle plus qu'un
nom. Tel fut le cas avec ce «Magister Ciconia de Leodio»
qui figure sur quelques folios d'un célèbre codex
conservé aujourd'hui à Oxford (Canonici 213) et que l'on
retrouve encore sur quelques copies d'un traité intitulé Ars
Nova qui circula dans l'Italie du premier quattrocento. Il
y eut donc autour de 1400 un musicien liégeois du nom de Ciconia
suffisamment célèbre pour figurer dans plusieurs sources
représentatives de ce qui se faisait alors de mieux en
matière de musique; un musicien affublé du titre de «magister».
Qu'un Liégeois arpente l'Europe musicale en cette fin de Moyen
Âge n'étonne en rien. Ils furent nombreux ces chantres «de
leodio» à renforcer les ensembles vocaux qui faisaient
les délices des princes et des prélats, à
consacrer une partie de leur carrière à la formation des
enfants de chœur pour une église, une collégiale ou
une cathédrale, à terminer leur carrière en
jouissant d'un bénéfice ecclésiastique plus ou
moins richement doté.
Les musicologues, comme longtemps avant eux les copistes des manuscrits
qui étaient évidemment de fins connaisseurs de la chose
musicale, n'ont pas pu résister à l'attrait des
œuvres de ce Johannes Ciconia de Liège. Relativement
nombreuses en regard des moyennes connues, les œuvres de ce
Maître Jean s'offrent d'emblée comme une mine où
sections de messe et motets côtoient des madrigaux et des
chansons, des pièces de circonstances et des canons
invraisemblables. La question n'a jamais été et ne sera
jamais de trouver du talent à Ciconia: il transparaît
à chaque page. En revanche, il a toujours été
difficile de dire qui fut Ciconia.
De la vie de Ciconia, la date de son décès est
l'événement que les sources renseignent avec le plus de
précision. Le 10 juin 1412, à Padoue, Johannes Ciconia
signe un document notarié. Un peu plus d'un mois après,
le 13 juillet, un nouveau vicaire — un «custos»
— est nommé «per mortem Johannes Ciconia».
Malheureusement, ni ces documents, ni aucun autre ne donnent une
idée de l'âge du compositeur. Et cette absence
d'information jette rétrospectivement le trouble sur toutes les
données biographiques que révèlent les archives en
dehors de celles de Padoue. Les documents padouans ne fournissent pas
plus de détails sur les origines liégeoises de ce
Johannes Ciconia, si ce n'est que son père décéda
en 1405. Depuis quand Ciconia le compositeur est-il en Italie?
Où a-t-il reçu sa formation? Est-il arrivé
directement à Padoue pour occuper des fonctions relativement
importantes dans une ville où il fréquenta d'illustres
acteurs de la vie politique et ecclésiastique d'une Europe
déchirée par le Grand Schisme? Car la toile de fond de la
carrière de Johannes reste bien entendu cette crise grave,
profonde et durable que connaît l'Église.
Pour répondre à ces quelques questions qui permettraient
de retracer les jalons d'une carrière, l'historien ne dispose
que de peu d'éléments. Tout d'abord, des manuscrits
musicaux. Ils ne sont pas nécessairement contemporains de la
création des œuvres qu'ils renferment; ils proviennent de
lieux qui ne furent pas sur la trajectoire des compositeurs
représentés. Ils peuvent aussi provenir d'un lieu
intéressant qui a pu être une étape judicieusement
choisie par un musicien ambitieux sans que les archives de cette ville
ne corroborent cette hypothèse. Ensuite, l'historien dispose de
documents d'archives. Pour Ciconia, il y a évidemment ceux
conservés à Padoue. Ceux de Liège
également, mais le patronyme Ciconia (ou Chywogne, Cichonia,
Chuwagne, Cyconia) est fréquent et on y rencontre même un
Johannes qui y mène une carrière ecclésiastique
durant les années 1390-1410. Une autre occurrence d'un Johannes
Ciconia figure dans une lettre de Boniface IX datée de 1391
à Rome. Relier ces traces éparses pour tenter de
reconstituer une carrière n'est pas facile... Et l'œuvre
même de Ciconia rend toute tentative plus complexe encore.
Un exemple: les archives de la collégiale
Saint-Jean-l'Évangéliste révèlent qu'en
1385 la maîtrise comptait dans ses rangs un enfant de chœur
du nom de Johannes Ciconia. Il s'agit de la seule trace
«musicale» de Ciconia à Liège. Et elle
pourrait parfaitement concorder avec les documents padouans. Enfant de
chœur en 1385, donc né entre la fin des années 1360
et le milieu des années 1370, Johannes arrive à Padoue
âgé d'une trentaine d'années, fort d'une
expérience déjà riche, ce dont témoignent
les motets qu'il dédie à certains dignitaires pour des
occasions précises dès son installation dans la ville
universitaire. S'il est donc enfant de chœur en 1385, ses
premières compositions pourraient dater vraisemblablement de la
fin des années 1380, plus que probablement du début des
années 1390.
Un document donne l'impression de fournir des certitudes. Il s'agit
d'une lettre que le pape Boniface IX rédige en 1391 pour
permettre à un jeune clerc de Liège de vivre sans
préjudice de sa naissance: il est fils naturel d'un chanoine.
Plus encore, cette lettre autorise le jeune Johannes Ciconia à
obtenir un bénéfice dans l'église de son
père et à profiter, fût-ce en expectative, d'un
bénéfice à Sainte-Croix de Liège. Il est
vrai que Johannes le père, chanoine de Saint-Jean,
s'était installé avec une «fille mal
provée» sans pourtant avoir été
privé des avantages liés à son statut. Quel est le
poids réel du document signé par le pape? Les papes, en
ces années de schisme, distribuent allègrement les
bénéfices, attisant ainsi les oppositions à
l'intérieur des villes. Liège n'échappe pas
à cette tendance. Un canonicat en expectative n'engage
d'ailleurs pas réellement le pape. Et aucun Ciconia ne figure
dans les archives de Sainte-Croix. Il y en eut en revanche un à
Saint-Jean.
Un Johannes, effectivement, qui n'est pas le père aux
mœurs en discordance avec son statut. Et ce
bénéfice, ce Johannes Ciconia en jouira jusqu'en 1408,
date à laquelle le prince-évêque de Liège
décide de le lui retirer pour le punir d'avoir, avec d'autres
qui subissent le même sort, manifesté ses sympathies pour
le clan «avignonnais». Or ce prince-évêque
souhaite clamer son allégeance à Rome. Le
bénéficiaire lésé par le
prince-évêque ne semble pas être le compositeur: il
est établi à Padoue où il jouit de la protection
de Zabarella, immense savant, proche de Rome et acteur de la
réconciliation de l'Église catholique. Priver d'un de ses
bénéfices un protégé d'un des hommes les
plus influents de l'Église serait un geste aberrant de la part
du prince-évêque Jean III de Bavière. Et puis
pourquoi ne pas alors en profiter pour interdire à ce Johannes
Ciconia la jouissance d'une maison claustrale à Saint-Jean?
Jouissance qui passera de main en 1412. Simplement parce qu'il y a deux
Johannes Ciconia. L'un est à Liège; sans doute fils de
Johannes, chanoine, il sera à son tour chanoine puis subira les
foudres du prince-évêque. L'autre est en Italie, sans
doute aussi fils de Johannes, il jouit d'avantages
hérités de la situation enviable de son père. Mais
il ne peut en aucun cas être soupçonné de
sympathies pour le clan «avignonnais» alors qu'il
évolue dans des milieux proromains.
Tout ceci ne permet pas encore d'imaginer la carrière de
Johannes Ciconia. Quelques éléments donnent à
penser que Johannes est né autour de 1370, qu'il a pu être
enfant de chœur à Saint-Jean. Il est qualifié de «magister».
D'avoir travaillé à Padoue pendant une dizaine
d'années puis d'avoir rédigé deux traités
lui confèrent des auras de savant. Mais peut-être a-t-il
aussi fréquenté une université avant de
s'installer à Padoue. Et pourquoi pas celle de Paris où
se rendaient de nombreux Liégeois en quête d'un
diplôme universitaire qui allait leur donner la
possibilité d'obtenir un bénéfice (en compensation
de leur naissance s'ils n'étaient pas de la noblesse: une
obligation à Sainte-Croix de Liège). Paris où dans
les années 1370-1380, poètes et musiciens s'adonnaient
à des jeux de citations que Giangaleazzo Visconti a pu entendre
tandis qu'il y étudiait et dans lesquels Ciconia s'illustrera
avec Sus un' fontayne.
Johannes Ciconia serait donc né à Liège
(difficilement contestable) au début du troisième tiers
du XIVe siècle. Enfant de chœur, il part sans doute pour
Paris après la mue afin d'entreprendre des études
universitaires. Comme de nombreux autres musiciens de talent, il est
tenté par les cours italiennes où de nombreux
compatriotes ont déjà mené de belles
carrières. Pendant quelques années qu'il est impossible
de chiffrer, Johannes Ciconia vit dans plusieurs villes,
peut-être à Rome comme en atteste la lettre de Boniface,
mais aussi des documents issus de l'entourage du cardinal Philippe
d'Alençon.
Malheureusement, Philippe d'Alençon, le protecteur du jeune
musicien, meurt en 1397. On ignore si entre 1391, date du seul document
permettant d'associer Ciconia au cardinal, et 1397, le compositeur a
demeuré à Rome. Un séjour prolongé dans la
cité autorise à imaginer le jeune musicien nordique
fréquentant certes ses compatriotes exerçant leur talent
à la chapelle papale ou dans l'entourage d'un cardinal
protecteur des arts, mais surtout entrant en relation avec une figure
marquante de la musique italienne de la dernière décennie
du XIVe siècle, Antonio Zacara da Teramo. Tenter de
recréer le tissu de relations «musicales» de
Ciconia, bien que hasardeux, est néanmoins une piste non
négligeable qui a été exploitée pour
mesurer à sa juste dimension la profonde appropriation de la
culture italienne du trecento finissant par un compositeur
formé de l'autre côté des Alpes.
Si l'on admet donc que Ciconia vit à Rome dans l'entourage du
cardinal d'Alençon, qu'aucun document n'y signale sa
présence après 1397, l'on en vient immanquablement
à l'imaginer sur les routes. Des routes qui le mèneront
très certainement à Padoue où son nom
apparaît pour la première fois en juillet 1401. Quatre
années de pérégrinations donc, mais visiblement
pas d'inactivité.
Le codex Mancini (ou codex Lucca) conserve neuf œuvres de Ciconia
parmi lesquelles sept sont uniques. De ces pièces, le madrigal Una
panthera in compagnia di Marte avait laissé imaginer que
Ciconia s'était établi à Lucques. Une lecture plus
attentive du texte et une analyse codicologique minutieuse du codex
Mancini ont rendu cette hypothèse caduque. Le manuscrit
révèlerait d'irréfutables preuves de sa
compilation dans l'orbite de la cour de Giangaleazzo Visconti à
Pavie, cette cour où, pour reprendre les paroles d'Eustache
Deschamps, «il fait très beau démourer».
L'occasion pour laquelle Ciconia compose Una panthera pourrait
témoigner de son activité à Pavie. Lazzaro
Guinigi, représentant légitime de la famille gouvernant
Lucques d'une main de fer, rend visite à Giangaleazzo en mai et
juin 1399 afin d'entériner un accord d'alliance militaire. Le
texte d'Una panthera prend sens lorsqu'il est mis en relation
avec cet événement politique. Ciconia n'aurait donc pas
vécu à Lucques. En revanche, Pavie a pu être une
étape sur la route qui allait le mener à Padoue.
Et Pavie aurait pu être plus qu'une étape. Dans la
production de musique profane de Ciconia, plusieurs œuvres
suggèrent que le compositeur a été
mêlé de près à une cour où les
techniques d'écriture alors prisées par les
représentants de l'ars subtilior français
étaient connues et pratiquées. Il est invraisemblable que
Ciconia ait composé Le ray au soleyl durant ses
premières années à Liège, et peu probable
qu'il en ait eu l'idée lors de son séjour à Rome;
ceci n'étant encore qu'une suggestion fort hypothétique
tant les tentatives de datation des œuvres sur base de
critères stylistiques restent fragiles. De la même veine,
une pièce comme Sus un' fontayne révèle un
musicien au fait des techniques d'écriture propres à un
milieu où entraient intensément en contact culture
française et culture italienne.
Un document mentionnant la présence de Ciconia à Padoue
est daté de 1401. L'archiprêtre Francesco Zabarella lui
accorde un bénéfice à San Biagio de Roncaglia,
dans les environs de Padoue. C'est là la première trace
concrète d'une relation entre ces deux personnalités.
Elle ne cessera qu'avec le départ de Zabarella pour Florence. Ce
bénéfice devait permettre à Ciconia
d'intégrer, dès 1402, le chapitre de la cathédrale
de Padoue. Effectivement, en 1403, le compositeur est cité comme
«custos» et «cantor» de la
même cathédrale. Si la fonction de custos a
dû être remplie de façon symbolique, celle de cantor
le fut de façon concrète. Néanmoins, Ciconia ne
put jamais occuper un rang bien élevé dans la
hiérarchie du chapitre: priorité absolue était
donnée aux aristocrates d'origine padouane ou, après
1405, vénitienne. Il n'empêche: Ciconia est le premier
musicien étranger à devenir membre du chapitre de la
cathédrale.
Proche de Zabarella, Ciconia n'en a pas moins aussi
célébré la famille Carrara, sans apparemment
occuper de fonction officielle au sein de la cour. Si Ciconia a
composé une pièce pour commémorer la mort de
Francesco Carrara il Vecchio en 1396, l'on pourrait supposer que,
dès ces années, le musicien est en contact d'une
façon ou d'une autre avec Padoue. Et c'est sans doute
grâce aux liens qui existent entre Philippe d'Alençon et
la famille Carrara que le musicien attire sur lui la protection de
Zabarella. Mais tout cela n'est encore que conjectures. Les archives
padouanes n'ont visiblement pas conservé des traces nombreuses
de l'activité de Ciconia, et il n'en est aucune
antérieure à 1401.
Ciconia n'a pas connu Padoue sous les meilleurs cieux. La ville
universitaire subit des crises successives. Elle doit même faire
face, durant l'été 1405, à une
épidémie particulièrement ravageuse. La
fréquentation de la faculté de droit où enseigne
Zabarella chute radicalement dans les mêmes années. Bref,
il ne fait pas vraiment bon vivre à Padoue. Et ce n'est que vers
1409 que la cité reprend des allures de centre universitaire
vivant. Malgré ce climat peu propice, il existe suffisamment de
traces de l'activité musicale de Ciconia pour confirmer
l'implication du compositeur dans des événements
importants de Padoue ou de Venise et démontrer l'existence de
liens avec quelques personnalités de premier plan. S'il est
raisonnable de penser que les œuvres sur des textes en
français datent des années 1390, les pièces sur
texte italien appartiennent plutôt, mais pas exclusivement,
à la première décennie du XVe siècle.
Ainsi, Ciconia a-t-il pu se lier d'amitié avec Leonardo
Giustinian lorsque ce dernier poursuit ses études, vers 1406,
à l'université de Padoue. Durant sa résidence
à Padoue, Ciconia ne fait pas que composer. Il se lance
également dans une entreprise neuve: la rédaction de deux
traités théoriques. Le premier, Nova Musica,
daterait de 1408, tandis que le second, De proportionibus,
aurait été écrit en 1411. Ils témoignent
d'un autre paradoxe, car Ciconia s'y révèle à la
fois penseur averti de la musique, mais aussi esprit étrangement
réfractaire: il critique l'usage des syllabes de solmisation
(ut, re, mi, fa, sol, la) pour prôner le retour aux lettres en
usage avant la belle invention de Guido d'Arezzo. Ce paradoxe n'a
cependant pas interdit à ces traités de circuler dans
l'Italie du XVe siècle, conservant vivante la mémoire
d'un personnage hors norme.
Si de nombreuses zones d'ombre planent encore sur la biographie de
Ciconia, le profil qui émerge se présente comme celui
d'un Liégeois, indéniablement, parti sur les routes de
l'Italie dès son jeune âge pour s'y illustrer par un
talent immense qui fait de lui le compositeur—clé de ces
années troublées de l'histoire européenne.
PHILIPPE VENDRIX
BIBLIOGRAPHIE:
Johannes Ciconia, musicien de la transition, dir. Philippe
Vendrix, Brepols, 2003
SECULAR MUSIC
The goal behind the present recording was to bring together all the
secular works by Johannes Ciconia which are securely attributable,
settings of vernacular (French and Italian) texts, and have been handed
down to us in a complete, or nearly complete state (whereby enough
source material exists to enable a satisfactory reconstruction).[1]
Ciconia's surviving secular music — much of which came to light
with the discovery of the so-called Lucca (or Mancini) Codex in the
1930s — is impressively diverse. It reveals a man of keen,
assimilatory musicianship, sensitive to the subtleties of the art music
he encountered between Liège and Padua. A master of
Northern-European genres and compositional techniques, he was equally
capable of writing purely Italian music — clearly a result of his
contact with, and interest in the musical culture of the late Italian
Trecento.
Only three French-texted pieces by Ciconia are presently known to have
survived. Sus une fontayne is an elaborate essay in musical subtilitas,
fashioned around literal quotations of both text and music from three ballades
by Philippus de Caserta. Unlike in our age, citing somebody else's
works in one's own was not regarded as plagiarism throughout the Late
Middle Ages. Such a procedure infused a new work with "new depths of
meaning, adding layers of humour, irony, subtlety or sheer showmanship"
(Yolanda Plumley). Sus un' fontayne, possibly an act of homage
to Philippus, may at the same time represent an attempt to outdo the
older musician, who was himself a master of the "citation game". The
appearance of Le ray au soleyl in the Lucca Codex is
inconspicuous: only one single line of music. In truth, when performed
according to the instruction provided by the scribe, it is both
polyphonic and polymetric! Both Sus un' fontayne and Le ray
au soleyl clearly aspire towards patronage of the Francophile
Visconti family, whose heraldic devices — fountain, radiant sun,
turtledove and the motto "a bon droyt" — are referenced
to in the texts. Aler m'en veus, on the other hand, is a fairly
straightforward piece and a hybrid of French and Italian stylistic
features: the French poem, albeit incomplete, is in virelai
form; the music, in two-equal-parts texture is strikingly reminiscent
of a versi technique of counterpoint writing often employed in
Italian liturgical repertoire of the time (including Ciconia's).
In Ciconia's days, musicians depended on the support of ecclesiastical
or secular patrons for opportunities to reveal and practise their
skills. In this respect, the illegitimate son of a Liege priest was no
exception; and since "the love of a ruler does not last forever" (to
quote Jacopo da Bologna), artists worked hard to keep the interest in
their work alive. The fact that Ciconia knew how to impress people of
power with a musical composition is already evident from Le ray au
soleyl and can be observed again in some of his Italian-texted
works. If the madrigal Una panthera was indeed written to
celebrate the closing of an alliance between the town of Lucca and
Giangaleazzo Visconti in 1399, the goal may have been to impress
anybody present at this event: few precedent compositions of this genre
can match — let alone surpass — the dimensions of this
piece's musical grandeur. Per quella strada, like Una
panthera cast in the form of a madrigal (among Italian musical
forms the one most appropriate for addressing a worthy patron), also
uses heraldic symbolism to establish a link with the addressee: un
carro ... coperto a drappi rossi undoubtedly stands for the red
bullock cart, a symbol of the Carrara, rulers of Padua. Images from
Dante (Purgatorio, canti 28-30), Petrarch (De viris
illustribus, Trionfi), Livy (Ab urbe condita) as
well as from paintings by Altichiero and Guariento — some of
which still adorn the remaining rooms of the Loggia Carrarese in Padua
— seem to have flown into this vision-like piece. Did Ciconia
envision Per quella strada after visiting the Carrara palace
and the library of the signori? He may well have been allowed
to do so, not least due to the contacts of his protector, Francesco
Zabarella, archpriest of the neighbouring cathedral...
While it is impossible to establish an accurate chronology for the
pieces recorded here, it seems that most (if not all) of Ciconia's
surviving secular compositions date from the later years of his short
life. Among them are some of the most emotionally charged pieces of the
whole repertoire of late Trecento / early Quattrocento music —
consider, for instance, both the text and music of La fiamma del to
amor or Poy che morir. Ciconia's "last songs" (David
Fallows) are represented here by Ligiadra donna, Merçe
o morte and above all by the disarmingly beautiful O rosa bella.
They attest to the composer's appetite for something new and fresh in poesia
per musica. He seems to have found it in the amorous poems of two
young noblemen, Leonardo Giustinian and Domizio Brocardo, both of whom
studied in Padua during the first decade of the 15th century. The music
projects the emotional atmosphere of the poem in a refreshing manner:
the lively tempus imperfectum cum prolatione maiori
(corresponding to the modern 6/8 metre) lends those pieces their
constant drive; cantus and tenor parts, which carry the
text and constitute the spine of the polyphonic construction, are
involved in constant dialogue, while the textless contratenor
provides an additional, third dimension; frequent repetitions of words
(or whole text phrases) and the active declamation mingle with
generously drawn melismas. The resulting compositions — only
formally reminiscent of the "classical" ballata of the Trecento
— are ahead of their time.
Throughout the Late Middle Ages composing and performing mensural music
was the domain of a trained male professional (like Ciconia). The female
musician of this time, although she seems to have left no music of her
own to posterity, was by no means silent. Visual arts and literary
works of the Trecento frequently show her dancing, singing and playing
musical instruments, be it in the privacy of her chamber — as
advocated by Francesco da Barberino for women of higher status —
or outdoors (women of lower social standing enjoyed grater freedom to
do so). Did women ever perform composed polyphony? Barberino's Reggimento
e costumi di donna, otherwise quite specific as to the role of
music in the life of a young woman, does not provide an unequivocal
answer; and yet, in Giovanni Gherardi da Prato's Paradiso degli
Alberti, two young girls perform Landini's three-part Orsis
gentili spiriti assisted by an adult male... Barberino suggests
that a woman of marrying age should learn to play a musical instrument.
Although he found bowed and plucked stringed instruments most
appropriate, he admits that any "decent and beautiful" instrument would
do. By the time of Ciconia's death, in places like Pavia and Padua,
this may already have included a clavicembalum, the harpsichord
in its earliest form. In 1397, its alleged inventor — a young
Austrian medical astrologer Hermann Poll — travelled via Padua to
Pavia. Could he have met Ciconia — whose Sus une fontayne,
Le ray au soleyl and Una panthera may suggest his
presence in Pavia during the last years of the fourteenth century
— at his destination?
It is tempting to imagine what might have happened on the day, when Una
panthera was performed for the very first time... Once the alliance
between the rulers of Lucca and the Duke of Milan is sealed, a banquet
in honour of Giangaleazzo Visconti's guests is held in the "sweet
castle of Pavia". Among entertainments, premiere of a musical work
– specially composed for the occasion by oltramontano
Johannes Ciconia from Liège – is announced; but to the
surprise of the Luccan delegation, instead of a group of tonsured
chapel singers, several young female courtiers come forth. Assisted by
the composer himself and another courtier, they play and sing with
pure, sweet voices a magnificent madrigal in praise of the new
alliance. Their performance is enthusiastically received and the public
wants more. Ciconia announces a piece in praise of the host. The words soleyl,
tortorelle, a bon droyt resound in the hall...
We found it worthwhile to experiment with the application of various
constellations of voices (female and male) and instruments to Ciconia's
secular music. Hopefully, the results of our experimentations come
somewhere near Barberino's "canto basso chiamato camerale [...] che
piace e che passa ne' cuori" —"soft singing, called of the
chamber, which gives pleasure and goes into the hearts".
MICHAL GONDKO
[1] In total: 17 pieces
(3 French, 14 Italian). The list of works in Giuliano di Bacco, et al.
"Ciconia, Johannes., in: Grove Music Online, Oxford Music Online,
was followed. Pieces in Latin and pieces with doubtful or tentative
attributions were excluded, as were securely attributable pieces, which
survived in highly incomplete state (in such case no reconstruction was
attempted, since it is possible, that superior, complete versions might
yet come to light). In summary, the following pieces from the
above-mentioned list of works (as of January 2010) were omitted in the
present recording:
O Petre, Christi
discipule (Latin);
Quod jactatur
(Latin);
Regina gloriosa
(Latin, doubtful);
Amor per ti
sempre ardo (incomplete, doubtful);
Ben che da uni
(incomplete);
Fugir non posso
(tentative attribution);
Io crido Amor
(incomplete);
Non credo donna
(tentative attribution);
O bella rosa
(tentative attribution);
Ave vergene
(incomplete).
Deduto sey,
previously considered to be the work of Ciconia, is now known to be by
Antonio Zacara da Teramo.
L’ŒUVRE
SACRÉE ET LES MOTETS
L’œuvre sacrée de Johannes Ciconia, ici
présentée dans son intégralité, nous met en
présence d'un imposant et remarquable corpus de motets, de
mouvements de messe et de quelques pièces latines. L'auditeur
comme l'interprète peuvent y déceler immédiatement
un immense compositeur, le plus grand maître de son temps,
annonçant le génie de Dufay. Les différentes
pièces nous dévoilent peu à peu une
personnalité singulière, aisément reconnaissable
et faisant pourtant preuve d'un constant renouvellement, d'une
inspiration jamais mise en défaut, d'une maîtrise des
différents styles italiens (motets) ou français (Gloria
et Credo).
Le langage musical du XIVe siècle est souvent perçu comme
standardisé, stéréotypé avec ses hoquets,
ses jeux rythmiques parfois stériles, ses cadences à
doubles sensibles, ses interminables mélodies de teneur, son
contrepoint prévisible. Si ces éléments se
retrouvent évidemment dans l'œuvre de Ciconia, bien
ancrée dans son temps, l'élément le plus frappant
lorsqu'on la fréquente assidûment est justement son
étonnante personnalité, son attachante
originalité. Le sens de la mélodie du compositeur est
sans pareil, spectaculaire, brillant. La clarté structurelle de
ses œuvres est également stupéfiante. La musique se
met au service du texte avec une science et un naturel confondants. Un
tel talent sait d'ailleurs ne pas passer inaperçu: comme le fera
plus tard le grand Guillaume Dufay, Ciconia cite son propre nom dans
certaines de ses œuvres, une signature qui marque probablement la
conscience qu'avait le compositeur de sa haute valeur artistique.
L'inventivité des mélodies introductives des motets, les
audaces et les progressions rythmiques des «Amen»
conclusifs des mouvements de messe sont les moments de grâce
particuliers qui soulignent à nos yeux l'originalité et
la beauté singulière du génie de Johannes Ciconia.
Motets
Ces huit pièces extraordinaires sont dédiées
à de grands personnages politiques et religieux et Ciconia en a
certainement lui-même écrit les textes. Elles
présentent toutes les caractéristiques du motet italien
de la fin du XIVe siècle: deux voix supérieures souvent
équivalentes, portant le même texte ou pas, se croisent,
s'imitent, se poursuivent au dessus d'un ténor libre,
composé postérieurement. Nous sommes loin du motet
isorythmique français, savante construction établie
rigoureusement sur une teneur liturgique préétablie. Les
motets de Ciconia présentent tous des structures très
clairement perceptibles. Ils sont introduits par des mélismes
sans parole. Puis les contrastes rythmiques, les échanges de
voix et les imitations délimitent les différentes parties
de façon particulièrement claire et audible.
Mouvements de messe
Il s'agit de Gloria et de Credo uniquement, l'habitude
d'écrire des cycles complets comprenant les cinq pièces
de l'Ordinaire n'étant pas encore fermement établie.
Néanmoins, quelques paires Gloria-Credo semblent
clairement voulues par le compositeur. Ces musiques s'inscrivent dans
le grand mouvement de création initié à la
chapelle papale avignonnaise d'abord, bientôt revenue à
Rome, qui fait de la messe polyphonique le nouveau et principal terrain
d'expérimentation des musiciens en ce tout début de XVe
siècle, supplantant ainsi le motet qui avait jusque-là
joué ce rôle. Les parties de messe de Ciconia marquent la
dernière étape dans le lent mouvement qui conduit ce
genre des morceaux isolés, apparus dès le début du
XIIIe siècle, jusqu'à la création de larges cycles
unifiés et cohérents au XVe siècle: juste
après sa mort apparaîtront les premiers cycles complets de
l'Ordinaire, si l'on excepte l'unique et géniale messe de
Guillaume de Machaut vers 1363-1365, en avance de près de 60 ans
sur son époque.
Il est extrêmement difficile d'être renseigné de
façon précise sur les effectifs utilisés du vivant
de Ciconia pour l'exécution de ses œuvres. À la
cour, la chapelle privée n'est pas encore en vogue auprès
des ducs, comtes et princes de l'Église. Le nombre de musiciens
à leur disposition est certainement très restreint.
L'organetto et la saqueboute, très présents dans
l'iconographie, semblent privilégiés. Nous en savons un
peu plus en ce qui concerne les grandes institutions religieuses,
cathédrales et collégiales. Durant tout le XIVe
siècle, le chant polyphonique y semble essentiellement soliste
et a cappella. C'est par exemple le cas pour la chapelle la plus
prestigieuse, celle du pape, à Avignon ou à Rome, dont
les effectifs y auraient pourtant permis de doubler les voix.
Notre interprétation privilégie donc les voix solistes a
cappella, sans mélanger les voix féminines et masculines,
en laissant la place aux instruments attestés dans les chapelles
privées des grands de ce monde au début du XVe
siècle.
ANTOINE GUERBER
Dédicataires des motets
Petrum Marcello Venetum / O Petre antistes inclite: Pietro
Marcello, évêque de Padoue, successeur d'Albano Michele,
peut-être pour son installation le 16 novembre 1409.
O virum omnimoda / O lux et decus: Jacobus Cubellus, pour son
intronisation à l'évêché de Trani.
Ut per te omnes celitus / Ingens alumnus Padue: Francisco
Zabarella, archiprêtre de la cathédrale de Padoue.
Venecie, mundi splendor / Michael qui Stena domus: Michele
Steno, doge de Venise, à l'occasion de la soumission de la Ville
de Padoue à la Sérénissime le 3 janvier 1406.
O felix templum jubila: Stefano Carrara, fils illégitime
de Francesco Carrara, administrateur de Padoue à partir de 1396.
O Padoua sidus preclarum: en l'honneur de la Ville de Padoue et
de la famille Carrara.
Doctorum principem / Melodia suavissima / Vir mitis: Francisco
Zabarella, archiprêtre de la cathédrale de Padoue.
Albane, misse celitus / Albane doctor maxime: Albano Michele,
évêque de Padoue, peut-être pour son installation le
8 mars 1406.
O beatum incendium: contrafactum de Aler m'en veus,
peut-être pour la fête de Corpus Christi.
O Petre, Christi discipule: Pietro Filargo, l'antipape Alexandre
V, et Pietro Emiliani, évêque de Vicenza.