Historia Sancti Eadmundi / La Reverdie
de la liturgie dramatique au drame liturgique



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The interpretation is superb, mystic. Another best for La Reverdie.
Eadmund Wylfing (c. 844-870), the last Saxon king of East Anglia, virgin and martyr was - at least until the sudden emergence of the cult for Thomas Beckett - the first authentic and undisputed saint protector of England. ....
This appears to be a premiere for the recording of the main manuscript used for this CD.
... The Manuscript 736 of the Pierpont Morgan Library in New York is celebrated throughout the world for its "32 full page" miniatures with their splendid "continental" form and their imposing dimensions. The Manuscript was compiled in the Scriptorium of Bury St. Edmunds around 1125... It comprises an an anthology of the miracles of St. Edmund, the passio of Abbon, as well as the text, the music and the lectiones for the Office... (excerpt from a very dense and informative text in the booklet acompanying the CD, where the reader will have the possibility to thoroughly understand the purpose of the "Historia".


medieval.org

allmusic.com
Arcana A 43
abril de 1996
Congregatio "Sacra Familia", Martinengo, Bergamo








Historia Sancti Eadmundi
De la liturgie dramatique au drame liturgique



VITA
01 - Classicum   [1:07]
cloches 7

02 - Antiphona. Ave Rex Gentis Anglorum · Domine labia mea aperies   [3:26]
v 1-6 · pompage 7, orgue 8
03 - Antiphona. Exsulta sancta ecclesia   [1:46]
v 1-6
04 - Sequentia. Stans a longe   [1:45]
crwth, vielle

05 - Responsorium. Sancte idolis puer · Cuius infanciam   [2:43]
v 1 3 4 5
06 - Responsorium. Egregium decus · Vita eius gloriosa   [1:13]
v 2 4 5
07 - Lectio   [1:07]
v 4 · percussion
08 - Antiphona. Legem dedit rex crudelis   [0:55]
v 1 3 4
09 - Lectio   [3:19]
v 4 · cloches 1, vielle, cithara teutonica, percussion
10 - Responsorium. Miles Christi Eadmundus · Ignis & ferrum · Gloria   [3:51]
v 1-6
11 - Antiphona. Ait autem Eadmundus   [1:16]
v 1 3 4

PASSIO
12 - Sequentia in commune martyrum. Tubam bellicosam  [2:03]
harpe 4

13 - Antiphona. Vinctus ferro   [0:48]
v 1 3 5 6
14 - Antiphona. Quo amplior esse   [1:05]
v 1 3 6
15 - Responsorium. Crescit ad penam sanctus · Rivus sanguinis   [2:26]
v 1 3 5 6 · harpe 4
16 - Responsorium. Martyri adhuc papitanti · Capud sanctitate plenum   [2:34]
v 1 3 6
17 - Antiphona. Misso spiculatore   [1:02]
v 1 3 5 6
18 - Lectio   [1:08]
v 1 2 3 4 · cloches 1 3, vielle, percussion
19 - Sequentia. Fistula   [2:19]
flûte, orgue 3, pompage 1

20 - Responsorium. Resectum ergo · Exaudivit dominus · Heu pastor   [3:41]
v 1-6, symphonia 3

MIRACULA
21 - Responsorium. Capud martyris verba edidit · Condoluit pater   [2:55]
v 1 2 3 4 · orgue 5, pompage 7
22 - Peregrinacio   [2:24]
citôle

23 - Responsorium. Admirabilis fuit · Ex iocunditate   [2:18]
v 2 4 5
24 - Responsorium. Preciosum martyris corpus · Tantum in collo   [4:27]
v 1 2 3 5, crwth, vielle
25 - Sequentia in festo Sancti Dunstani. Lyra   [2:21]
harpe 3, cithara teutonica, symphonia 1

26 - Antiphona. Quidam magne potencie vir Lefstanus   [1:08]
v 1 3 6
27 - Antiphona. Reserato ergo locello   [0:56]
v 1 2 3 4 · percussion, organistrum
28 - Antiphona. Gloriosus Dei adleta Eadmundus   [2:09]
v 1-6, pompage 7, orgue 8
29 - Antiphona. O sanctissimi patris Eadmundi   [2:00]
v 1-6
30 - Lectio · Amen   [2:20]
v 1 2 3 4 · cloches 7 · v 1-6, pompage 7, orgue 8




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La Reverdie

1  Claudia Caffagni · voix, citôle, symphonia, cloches, pompage
2  Livia Caffani · voix, crwth, flûte
3  Elisabetta de' Mircovich · voix, vielle, harpe, symphonia, orgue, cloches
4  Ella de' Mircovich · voce, harpe, cithara teutonica
5  Morena d'Este · voix, orgue
6  Patrizia Zanni · voix
7  Doron David Sherwin · percussions, cloches, pompage
8  Paolo Zerbinatti · organistrum, orgue, pompage

Direction artistique et musicale du repertoire vocal:
ROBERTO SPREMULLI



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LES SOURCES

New York, Pierpont & Morgan Lib., MS 736

#4  Oxford, Bodleian Lib., MS Bod. 755
#12  Analecta Hymnica
#19 Oxford, University College, MS 148
#22  arr. Claudia Caffagni
#25  Cambridge, Corpus Christi Coll. MS 473
#29  Cambridge, University Lib., MS Mm. 2g

Les Lectiones d'Abbo de Fleury «Passio Sancti Eadmundi» proviennent de MS 736 Pierpont & Morgan.
Les citations d'iElfric «Vite Sanctorum» sont extraites de British Mus. MS Cotton Julius E, edité par Skeat (Cambridge, 1900)



Arcana ACA 346:

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LES INSTRUMENTS

cloches Whitechapel Bell Foundry, 1994
flûte F. Delessert, Fribourg, 1983

pour les instruments suivants, nous remercions Paolo Zerbinatti:
orgue - (Bible de St. Etienne Harding, Citeaux 1109) par courtoisie du Musée du Diocèse d'Art Sacreé d'Udine
symphonia - (Angleterre, XIIe s.)
organistrum - (Saint Jacques de Compostelle, XII» s.)
percussions (Milano, Bibl. Ambrosiana, MS c. 128 inf «Boetii De Musica» - école du Nord d'Italie - XIe s.)
crwth - (Troparium de l'Abbaye de St. Martial de Limoges, Mes.)
vielle - (portail ouest de l'église d'Oloron-Sainte Marie, XIIe s.
citôle - (sculptures du Baptistère de Parma par G. AntelamI fin XIIe s.)
harpe - (London, British Lib., MS Royal 2 A. XXII «Westminster Psalter», Mile s.)
cithara teutonica - (Cividale, Museo Archeologico Naz., MS s.s. c. 20 «Psalterium Egberti» - école de Reichenau, X» s.)







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I. HISTORIA SANCTI EADMUNDI
Hagiographie et Histoire


Eadmund Wylfing (c. 844-870), dernier roi saxon d'Eastengle, vierge et martyr, fut - du moins jusqu'au soudain boom cultuel suscité par Thomas Becket - le premier saint protecteur d'Angleterre authentique et incontesté («pater noster, & totius Anglie patronum», d'après le titulus que son panégyriste, l'archidiacre Heremannus, lui attribua vers la fin du XIe siècle). Ce n'était pas un saint avec qui on pouvait prendre facilement des libertés: de nombreux rois et abbés, des voleurs tout comme d'illustres chevaliers en firent l'expérience à leurs propres risques et périls. Ainsi, le souverain danois Sven Tveskaegg, coupable d'avoir manqué de respect au saint en 1013, fut exécuté sur son propre lit par Eadmond lui-même, qui avait revêtu pour l'occasion une armure resplendissante; deux cents ans plus tard, l'inébranlable Édouard Ier le Plantagenêt échappa de justesse au triste sort de son collègue danois; sans oublier les imprudents abbés de Bury, Leofstan (actif dans les années 1046-65) et Samson (actif dans les années 1170-95), qui furent confrontés à la colère du Saint parce qu ils n'avaient pas effectué l'inspection rituelle des reliques avec la dévotion attendue. Les profanations et les pillages de son sanctuaire furent innombrables et, bien souvent, particulièrement drôles; la plupart des fois, les coupables étaient neutralises grâce à de prodigieux procédés d'immobilisation, qui permettaient a la loi d'intervenir en toute tranquillité et avec toute la rigueur de mise, en flagrant délit, même plusieurs heures après le méfait. On citera enfin, pour sa valeur judiciaire et patriotique, l'inoubliable mobilisation des éléments naturels, suscitée par les sentiments anti-normands du Saint: à cette occasion, le cupide chevalier Robert de Curzon, qui avançait vers Bury avec d'obscures visées, fut énergiquement repoussé à coups de tonnerres, de foudres et de grêle.

Ce déploiement de rigueur punitive, toutefois, ne doit pas nous faire oublier la profondeur et l'étendue (y compris géographique) du culte voué à Eadmund, ni la confiance que les dévots plaçaient tout à fait à bon escient en ses qualités de thaumaturge. Son nom était connu, honoré et invoqué de l'Islande à l'Italie: dans l'«íslendigabók», la première Chronique de la nation islandaise, rédigée autour de 1120, le grand historien Ari Thorgilsson, pour situer un événement historique, utilise tout naturellement le repère chronologique suivant (bien sûr parfaitement décodé à son époque): «deux cent cinquante ans après l'assassinat de jatmundr (=Eadmund) le Saint». A l'autre bout de l'Europe, à Lucques, étape obligée des pèlerins nordiques sur le chemin de Rome, dans la splendide cathédrale qu'il venait de faire édifier, l'évêque Anselme de Baggio (futur Pape Alexandre II) dédia un autel à Saint Edmondo, dont la fête fut ensuite régulièrement célébrée jusque dans la deuxième moitié du XIIIe siècle.

Or, s'il est relativement facile de circonscrire et de documenter le rôle brillant joué par Eadmund dans les pratiques pieuses d'Angleterre et d'Europe au Moyen-Age, il en va tout autrement lorsqu'on essaie de reconstituer l'image historique de sa personnalité réelle, ainsi que la parabole tragique - et, selon la vision germanique traditionnelle, éminemment épique - de son règne. (Pour le lecteur qui souhaiterait se faire une idée du «personnage», de l'eidolon hagiographique d'Eadmund, la meilleure manière de procéder serait tout simplement de parcourir au préalable, avant de poursuivre cette Introduction, le texte intégral de l' Historia Sancti Eadmundi, sorte de source première concise et complète, à l'origine de tant d'amplifications légendaires ultérieures, souvent aberrantes.)

Laissant de côté, bien évidemment, la «relique totale» — aujourd'hui perdue —du corps intact du Saint, dès l'époque médiévale, les dévots lettrés ou illettrés qui auraient cherché des traces tangibles, à valeur documentaire, concernant la carrière temporelle du dernier Roi d'Eastengle, auraient trouvé bien peu de choses: un ou deux autographes d'Eadmund au bas de quelques Actes synodaux tout à fait insignifiants, et - seul témoignage contemporain authentique et irréfutable - quelques paragraphes dépouillés, en style excessivement laconique, des «Anglo-Saxon Chronicles». Deux de ces chroniques, parmi les plus fiables du recueil, situent en l'an 866 l'arrivée de la «grande armée païenne» danoise, venue passer tranquillement l'hiver précisément en East Anglia, et auprès de la population locale, tout simplement «pourvue de chevaux». Pour l'année fatidique 870, les mêmes chroniques - dont il est prudent de rappeler qu'elles furent compilées dans un territoire géo-politique à l'ouest de l'East Anglia, ouvertement proche du royaume rival de Wessex - notent sans grande émotion que «pendant le même hiver, le Roi Eadmund combattit contre les Danois, et ces derniers furent victorieux, tuèrent le Roi et conquirent tout le royaume». Rien d'autre, sans d'ailleurs que des qualificatifs tels que «saint» ou «martyr» n'apparaissent nulle part.

Or, dès 890, c'est-à-dire seulement vingt ans après la mort d'Eadmund, le royaume anglo-danois d'East Anglia, désormais à moitié converti, frappait tranquillement des pennies à la mémoire du feu monarque, désigné pour l'occasion «Dei martyr»: de toute évidence, les circonstances effectives liées à la mort du Roi furent beaucoup plus complexes qu'on ne pourrait le supposer en lisant les «Anglo-Saxon Chronicles»; dans le territoire sous l'influence directe de l'East Anglia, elles furent accueillies et gardées dans la mémoire collective avec infiniment plus d'intérêt et d'émotion. Peut-être la clef du mystère se trouve-t-elle dans un ensemble de manuscrits peu connus, les «Annales Sancti Neoti»: il s'agît d'un assemblage apparemment tardif (premieres années du XIIe siècle), mais la compilation a été faite précisément à Bury St. Edmunds, et puise clairement ses sources dans certains documents provenant d'East Anglia, ensuite perdus, auxquels des chroniqueurs plus anciens ou géographiquement plus éloignés n'avaient jamais eu accès. Il est très curieux, en effet, que les «Annales», qui nous sont parvenues en un seul manuscrit, soient particulièrement bien informées en matière de «politique intérieure» du côté danois; en outre, à certains endroits (presque toujours ceux qui allaient devenir les clefs de voûte de tous les récits hagiographiques consacrés à Saint Edmond) elles rejoignent l'hétéroclite matière littéraire scandinave, éparpillée dans les sagas et dans les poèmes dédies au roi saint Jatmundr, à ses illustres bourreaux Ubbe, Yngvarr et Halfdan et, surtout, au légendaire père de ces derniers, le roi-aventurier du Danemark Ragnar Lodhbrók.

Même si, à première vue, tout cela peut paraître relativement peu important (on voit mal, toutefois, comment ne pas tenir compte des influences croisées entre le matériel perdu d'East Anglia et celui scandinave et anglo-scandinave, de loin postérieur) il n'en reste pas moins que les horizons du dossier historique et hagiographique concernant Eadmund et ses adversaires deviennent, de ce fait, beaucoup plus larges et suggestifs - bien que tout aussi nébuleux. Par delà cette trame éminemment «anglaise» (aux accents explicitement patriotiques, apologétiques et chrétiens), nous pouvons discerner, en filigrane, une sorte de leitmotiv scandinave discret, et pourtant tout aussi viscéralement sacral, qui donne une dimension épique à toute l'histoire; ce qui, à notre avis, modifie légèrement - quoique nécessairement — la perception et la logique narrative locales, dès les origines. Pour circonscrire brièvement cette «matière norroise» tout à fait fondamentale (parfaitement compatible avec la tradition héroïque de l'Angleterre anglo-saxonne contemporaine), qui intervient activement dans la structure de notre Historia monastique tout comme dans celle de l'ancien événement historique ayant donné progressivement naissance à cette même Historia, il convient de réfléchir à l'inestimable importance idéologique et émotionnelle du concept de Royauté sacrée — un concept commun à presque tous les pays d'Europe au Moyen-Age, et demeuré intact après la Conversion des territoires celtes et germaniques, ou plutôt renforcé grâce aux définitions données par l'Ancien Testament, véritables archétypes des fonctions propres au Souverain. Marc Bloch, qui a consacré aux vicissitudes médiévales de ce concept un ouvrage intitulé «Les Rois Thaumaturges», il y a maintenant plus de cinquante ans, affichait clairement la théorie suivante: «la conception de la royauté sacrée et merveilleuse traversa tout le Moyen-Age sans perdre de sa vigueur: bien au contraire, tout ce trésor de légendes, de rites, de guérisons, de croyances... sur lequel reposait une grande partie de la force morale des monarchies ne fit que s'accroître sans cesse... Les hommes du Moyen-Age ne se résignèrent jamais à voir dans leur souverains de simples laïques, ni de simples mortels».

On ne voit pas bien, d'ailleurs, pour quelle raison les Wylfingas (noble famille dont Samt Edmond fut le dernier et, du moins dans la période postérieure à la Conversion, le plus célèbre rejeton) ainsi que leurs sujets, auraient dû s'y résigner. Désormais largement et durablement convertis, certains saints ancêtres d'Eadmund (chez les Wylfingas la sainteté était un don presque héréditaire) s'obstinaient orgueilleusement à faire graver des généalogies tout aussi détaillées que fabuleuses, dont le très respectable chef de lignée continuait d'être Woden, le dieu souverain des Germains, patron de la guerre, de la poésie et des loups. Comme l'écrit Sam Newton, «le nom des Wylfingas semble représenter un type archaïque d'étymon traditionnel thériomorphe, qui présuppose une affinité totémique du clan susnommé avec le Loup... La croyance dans la fonction totémique de cet animal, en ce qui concerne les Rois d'East Anglia, pourrait expliquer pourquoi la créature fidèle et tutélaire par excellence, dans la légende du martyre de Saint Edmond, est précisément un loup». D'autre part, en ce qui concerne les Danois de la «grande armée païenne» débarquée en Angleterre en 866, même les moins instruits d'entre eux connaissaient sans aucun doute des dizaines de vénérables poèmes dédiés aux Ylfingar (épithète norrois équivalent de l'anglo-saxon Wylfingas — «Fils du Loup»), mythique famille royale descendue d'Odhinn, l'homologue scandinave de Woden, avec laquelle les souverains danois se flattaient d'être apparentés. Cela pourrait-il expliquer les ménagements que les envahisseurs scandinaves réservèrent initialement au royaume d'East Anglia? Etas pourrait-il que les montures offertes (plus ou moins spontanément) par les habitants de l'East Anglia aient été une sorte de tacite reconnaissance d'un lien sacré de parenté entre les plus illustres familles royales germaniques? Ce qui frappe le plus, cependant, en ce qui concerne cette sorte de «consanguinité» dynastique et culturelle entre les chefs païens danois et leur antagoniste, le Roi chrétien Eadmund, c'est que dans fa description de la mort de celui-ci — description hautement ritualisée — on peut discerner des interférences évidentes entre la mythologie et l'histoire. D'après les sources historiques, Eadmund ne voyait rien de blasphématoire dans le fait d'inclure parmi ses prédécesseurs un nom que son peuple avait autrefois vénéré dans sa qualité divine; de la même manière, ses antagonistes danois (craignant sans doute, dans les premières phases de leur intervention militaire, d'éventuelles réactions hostiles de la part d'un descendant direct d'Odhinn) après avoir pris conscience de leur supériorité stratégique et avoir conquis également le prestigieux royaume des Ylfingar insulaires, trouvèrent tout à fait convenable et pieux de rendre grâce à leur dieu souverain, protecteur de leurs victoires écrasantes, en lui sacrifiant très proprement — après l'avoir vaincu — son auguste descendant. Il faut dire que le fait de sacrifier des rois à la gloire d'un dieu de Première Fonction était «monnaie courante» chez plusieurs populations indo-européennes (Georges Dumézil l'a fort bien remarqué au sujet de Víkarr, un roi mythique de l'épopée norroise, dont le «sacrifice» reprend exactement les mêmes modalités du «martyre» d'Eadmund). Mais il faut surtout se souvenir des observations de Walter Burkert, dans son «Homo Necans»: «que la divinité ait des affinités avec la victime, c'est une chose tout à fait certaine... on peut pousser l'imagination jusqu'à croire que la divinité et la victime sont tout bonnement identiques». Parmi les principaux «mythologèmes» de la tradition germanique, on compte précisément l'auto-sacrifice d'Odhinn (accroché à un arbre et transpercé par une lance) et la mort rituelle de Baldhr, le fils d'Odhinn (frappé par son propre frère, au pied d'un arbre, de plusieurs coups de lance, dont seulement le dernier s'avéra fatal). James Frazer, réfléchissant aux sacrifices rituels de rois, formulait, entre autres choses, l'hypothèse suivante: «quoi que l'on pense d'un noyau historique recouvert par l'enveloppe fabuleuse de la légende de Baldhr, les détails de l'histoire nous autorisent à croire que celle-ci appartient à ce genre de mythes qui ont été dramatisés sous une forme rituelle.., un mythe n'a jamais autant de précision picturale que lorsqu'il devient, pour ainsi dire, le livret du drame joue par les acteurs eux-mêmes du rite sacré».

Dans l'histoire de Baldhr, la tragédie divine est décrite comme un véritable «jeu», un passe-temps organisé par l'ensemble du panthéon germanique n'ayant pas encore connaissance du final tragique (en norrois, le terme leikr comprend un nombre très étendu d'acceptions, allant du simple «divertissement» jusqu'au Drame sacré présidé par le Leikgodhi) on ne sera donc plus étonné de trouver des expressions hagiographiques aussi parfaitement pertinentes que «quasi ludendo» (dans la version latine) ou «swelce him to gamenes» («comme pour jouer», dans la traduction anglo-saxonne), au moment précis où les Danois executent sous un arbre, a coups de lance, leur illustre victime. Aux yeux d'un moine de la fin du Xe siècle, ce rituel ne pouvait sembler qu'un cruel ludus païen, atrocement insensé; mais Yngvarr, en véritable leikgodhi improvisé, ne le vit sans doute pas de la même manière. Pour les païens, l'exécution d'Eadmund Wylfing, descendant d'Odhinn, fut l'actualisation symbolique la plus parfaite qu'on aurait pu imaginer du sacrifice du dieu Baldhr: le mythe se changea en rituel, le drame divin prit forme historiquement. Selon Theodore Gaster: «la combinaison du mythe avec une forme quelconque d'acte rituel entraîne obligatoirement les éléments essentiels du drame, car les participants du rituel sont alors envisagés en qualité de représentants effectifs des personnages mythiques, quelque abstrait et stylisé que puisse être le genre de célébration». Pour les chrétiens (les hypothétiques et rarissimes témoins oculaires contemporains, tout comme les innombrables auteurs de récits hagiographiques postérieurs), ce fut également un ludus, une Représentation Sacrée, qui pour nous pourrait avoir deux niveaux de lecture différents. Le premier, bien évidemment, est celui tout à fait essentiel de l'Imitatio Christi — inhérent à l'hagiographie de n'importe quel martyr. Comme proclamé explicitement par l'auteur de la «Passio Sancti Eadmundi», le Roi «interprète» les souffrances du Christ, devenant à son tour «acteur» d'une Passion à l'image de celle du Christ (arbre du supplice — lignum Crucis, coup(s) de lance... : le cliché semble se répéter à l'infini). D'un autre côté, comme on le verra plus loin (dans l'analyse de la structure narrative de l'Historia) il est impossible de ne pas reconnaître, dessinée en toile de fond, une sorte d'inexplicable corrélation atavique et congénitale entre les éléments narratifs de l'histoire de Saint Edmond et l'archétype paradigmatique du drame rituel, tel qu'il fut énoncé par l’École de Cambridge, dans la succession invariable et fondamentale que voici: AGON (confrontation, lutte entre les contraires — cf. le répons Miles Christi, dans notre exécution de l'Historia); PATHOS (mort rituelle, annoncée par un messager — cf. la scène de l'envoyé danois, ainsi que les répons et les antiennes qui suivent, décrivant le martyre); THRENOS (complainte — cf. le répons Resectum ergo); ANAGNORISIS (la découverte qui suit la quête sacrée — cf. les répons Capud martyris verba edidit et Admirabilis fuit); THEOPHANIA (l'exaltation, la consolation finale venant du Ciel — cf. la longue série de morceaux commémoratifs, ou évoquant les miracles du Saint).


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II. LITURGIE DRAMATIQUE
Histoire - Libelles - Abbés


Destiné à la commémoration d'un Saint spécifique, le genre de l'Historia pourrait figurer parmi les versions tardives, maniéristes et «de luxe» de l'Office Divin monastique. Celui-ci, subdivisé selon les étapes marquées par les Heures canoniques, comprenait depuis toujours des parties chantées (psalmodies, antiennes, invitatoires, répons, etc.) entrecoupées de lectures bibliques. Au fil du temps, surtout à partir du début du Xe siècle, une version particulière de l'Office monastique commença progressivement à prendre forme, dans le but de célébrer un Saint (ou une Sainte); ce genre connut sa période de gloire, de splendeur pour ainsi dire «baroque», aux XIe et XIIe siècles, avant de disparaître assez rapidement.

L'exemple-type d'une Historia pouvait comprendre plus d'une trentaine de morceaux chantes (sans compter les psaumes, bien évidemment), pompeusement composés autour d'une forme métrique quelconque (on rencontre souvent l'expression «Officio Metrico», comme synonyme d'Historia) et exclusivement consacrés à la gloire du Saint dédicataire, ainsi que des lectiones, tirées à leur tour d'ouvrages hagiographiques appropriés, voire spécialement écrits pour la circonstance. Les Historie tirent leur charme raffiné et tortueusement majestueux de certains traits spécifiques, notamment la coloration fortement dramatique. Comme le mot lui-même l'indique, l'Historia est essentiellement le lieu d'une narration, le «roman» de la vie et de la mort d'un saint; souvent, au cours de cette narration, surgissent des morceaux pittoresques avec des interventions à la première personne d'un ou de plusieurs personnages (le Christ, des anges, le Saint protagoniste, les méchants persécuteurs de celui-ci, etc.), qui attestent clairement la proximité entre les Historie et les conventions stylisées et hiératiques du Drame Liturgique contemporain, largement cultivé dans les mémés maisons monastiques qui pratiquaient le «genre» de l'Historia. La différence principale entre le Drame Liturgique et l'Historia, du reste, n'est pas tellement à rechercher dans le matériau musical et textuel — sensiblement homologue — mais dans l'organisation chronologique de l'événement raconté; contrairement au drame, et en raison de sa structure même, que les psalmodies, les interruptions récurrentes et les lectures rendent fragmentaire, l'Historia affiche une totale indifférence pour les enchaînements logiques dans la conduite de l'action: un saint qui a déjà été martyrisé deux lectures plus haut peut tout à fait resurgir en pleine forme dans un répons, et le même événement peut se produire plusieurs fois, réparti entre des antiennes et des lectiones proclamées à des Heures différentes.

Pour aborder enfin l'Historia Sancti Eadmundi, ainsi que le luxueux manuscrit dont LA REVERDIE l'a partiellement exhumée, il est très important de souligner qu'il existe un lien fondamental — déjà révélé par le contenu littéraire du manuscrit lui-même — entre la structure de l'Historia proprement dite et celle de son «texte constitutif». Ce dernier, reproduit très exactement par la plupart des lectiones, est la célèbre «Passio Sancti Eadmundi» d'Abbon de Fleury. Abbon, qui avait quitté son imposant monastère au bond de la Loire en 985 pour aller s'établir dans la petite abbaye anglaise de Ramsey, était déjà relativement connu pour ses ouvrages didactiques; mais son véritable scoop littéraire, assurément non voulu, sorte de noyau textuel embryonnaire de notre Historia, largement répandu dans toute l'Europe médiévale, est le fruit d'une rencontre fugitive, à Cantorbéry, avec l'Archevêque Dunstan, le grand réformateur de la vie monastique anglo-saxonne. Saint Dunstan, formidable vieillard ayant derrière lui une existence mouvementée d'ermite, orfèvre, facteur d'orgues, copiste, prédicateur et harpiste, était surtout un passionné de poésie épique en langue vernaculaire. Dans sa jeunesse, il avait été expulsé par le Roi Æthelstan pour avoir «étudié les histoires vaines et futiles des païens, et pratiqué la magie». Ce fut probablement en raison de ce penchant irrésistible pour les anciennes et austères tragédies des héros anglo-saxons qu'il se mit à raconter à son hôte gallican sans doute un peu dépaysé, voire ennuyé («oculos suffusus lacrimis», comme le dira plus tard Abbon lui-même) une histoire qu'il avait entendue dans sa jeunesse — à cette même cour dont il avait été ignominieusement chassé — par la bouche d'un vieillard qui affirmait avoir été autrefois un sweordbora (un écuyer) du Roi Eadmund d'East Anglia, et avoir assisté personnellement à la fin du dernier des Wylfingas. Le caractère véridique de l'exposé, ainsi que l'intense pathos que Dunstan manifesta sans doute au fil de sa narration, de toute évidence, frappèrent Abbon qui, revenu dans sa cellule perdue dans les marais de l'ancienne East Anglia, décida de mettre par écrit l'histoire que lui avait racontée le vieil Archevêque, dont il fit le dédicataire officiel, en signe de haut respect. Conformément aux accents personnels de son propre style littéraire, il s'appliqua pour surcharger et embellir l'ensemble, déployant toute la préciosité recherchée dont un grammairien de son envergure pouvait faire étalage. Et pourtant, entre une citation de Virgile et l'autre, un peu malgré lui (justement parce qu'il était à la merci d'un matériau exceptionnellement proche de l'archétype — cf. la première partie de notre Introduction) Abbon finit par composer une œuvre qui avait toutes les caractéristiques d'un «Drame/Rituel» écrit dans les règles de l'art, avec un vigoureux substrat épique; selon Dorothy Whitelock, «Abbon fait tenir a Eadmund un discours en style héroïque... Les idéaux décrits autrefois par Tacite (1) continuent d'être énoncés, bien qu'un millénaire se soit déjà écoulé». Les qualités expressives et épiques du texte d'Abbon ont été à nouveau exploitées une trentaine d'armées plus tard, par un auteur d'une tout autre envergure. Le moine anglais Ælfric, brillant traducteur du latin vers sa propre langue vernaculaire, ajouta l'histoire de Saint Edmond à ses populaires «Vite Sanctorum» (des lectiones partiellement mises en vers pour les fêtes de plusieurs saints, auxquelles nous avons eu recours pour notre version de l'Historia Sancti Eadmundi, justement afin de souligner le profond enracinement de cette dernière dans la tradition vernaculaire anglo-saxonne): il abrégea et améliora remarquablement l’œuvre d'Abbon en lui ajoutant la structure métrique des allitérations propre au style épique — et «retablissant», d'une certaine manière, le style utilisé par Dunstan lui-même.

Au cours des mêmes années où l'épopée de Saint Edmond passait de plume en plume, de l'anglo-saxon au latin avec retour à la case de départ, la dépouille intacte du Saint était soumise à son tour à de multiples translations: depuis la très modeste chapelle en bois qui l'avait accueillie au village de Beadriceswyrthe (qui allait devenir le puissant bourg abbatial de Bury St. Edmunds) jusqu'à Londres, à cause des menaces d'invasion proférées par le monarque danois précédemment cité, Sven Tveskaegg; et, pour finir, de nouveau à Bury, où le nouveau Roi d'Angleterre Canut II le Grand, fils du défunt envahisseur, dédia prudemment au redoutable «fils de Woden et champion du Christ» (selon l'heureuse définition de Saint Edmond donnée par Charles Kightly) le premier véritable sanctuaire, en l'An de Grâce 1022. Depuis cette date, à travers la longue suite de souverains danois, anglo-saxons, normands et angevins, ainsi que d'abbés dont les nationalités différentes furent autant de reflets des bouleversements et des ferments historiques et culturels d'Angleterre, Bury St. Edmunds, et surtout son ensemble abbatial progressivement édifié autour des reliques du Roi Eadmund, ne cessa de connaître un éclatant essor économique et artistique. Deux figures historiques incarnent mieux que tout autre la période de gloire de Bury, avec son scriptorium, ses chantiers, son évolution liturgique et littéraire; ce sont deux Abbés, tous les deux cosmopolites, grands amateurs de solennités ecclésiastiques tout comme de l'inévitable corollaire liturgique de celles-ci, c'est-à-dire le Drame Sacré, et tous les deux étroitement liés à l'Historia Sancti Eadmundi: Baldwin de Saint-Denis et Anselme le Lombard.

Baldwin avait d'abord été moine à Saint-Denis, au cœur des activités artistiques et politiques de la France, puis à Liberau, dans la Haute-Lotharingie impériale; en raison de ses grandes compétences scientifiques, il devint le médecin personnel du dernier roi anglo-saxon d'Angleterre,
Édouard le Confesseur, qui le récompensa en le nommant abbé de Bury, devenu désormais un centre richissime. Baldwin s'empressa d'accroître ultérieurement la fortune de sa nouvelle Maison; par intercession directe du Pape Alexandre II (le même qui avait introduit le culte de Saint Edmond à Lucques, lorsqu'il était évêque de cette ville), il obtint que Bury soit affranchi de toute forme de juridiction épiscopale anglaise, pour être placé directement sous le patronage du Saint-Siège. Pendant toute la durée de son mandat (1065-98), les échanges culturels et liturgiques entre les abbayes de Bury et de Saint-Denis furent particulièrement fructueux: Baldwin consacra l'église paroissiale de Bury à Saint Denis et, pour s'acquitter autant que possible de l'honneur rendu à leur saint patron, les moines de Saint-Denis ajoutèrent à leurs rites habituels un Office pour la fête de Saint Edmond. Aucun manuscrit de cette Historia, potentiellement fort intéressante, ne nous est parvenu; mais si l'on examine l'Office français prévu pour la fête de Saint Denis à la même époque, on découvre d'importantes analogies métriques et lexicales entre ce texte et celui de notre Historia. On serait alors fortement tenté de croire, à partir de ces données chronologiques et stylistiques tout à fait plausibles, que Baldwin et son entourage monastique raffiné pouvaient être les auteurs présumés (à supposer qu'une réflexion sur les «auteurs», dans ce domaine, soit véritablement pertinente) de la version de l'Historia Sancti Eadmundi reportée — et non pas composée matériellement, en avant-première, selon toute vraisemblance — dans le Manuscrit que nous avons utilisé.

Il s'agit du manuscrit 736 de la Bibliothèque new-yorkaise Pierpont & Morgan, mondialement célèbre pour ses trente-deux miniatures «pleine page» de splendide coupe «continentale», aux dimensions imposantes. Sa compilation a été réalisée dans le scriptorium de Bury, autour de 1125; en raison des intentions grandioses et un peu ostentatoires qui le caractérisent, on peut supposer qu'il était destiné aux cérémonies. Le manuscrit comprend une anthologie de Miracles de Saint Edmond, la «Passio» d'Abbon, ainsi que le texte, la musique et les lectiones pour l'Office: c'est un exemple parfait de libellus, genre particulier de manuscrit liturgique destiné bien souvent — d'après l'éminent temoignage de David Dumville — à être solennellement posé sur l'autel ou dans une chapelle dédiée à son saint éponyme. «Notre» manuscrit de l'Historia, par conséquent, doit peut-être sa facture particulièrement magnifique a un vénérable emplacement privilégié — et, de toute manière, au goût raffiné et aux relations internationales de l'abbé sous le mandat duquel (1121-1148) il fut commandé.

Anselme, «in Longobardia ortus» pour reprendre l'expression utilisée par un autre auteur médiéval originaire de Bury, n'était rien de moins que le neveu du célèbre Saint Anselme d'Aoste, le grand théologien de la fides querens intellectum, qui avait succédé à son compatriote Lanfranc de Pavie sur le trône épiscopal de Cantorbéry en 1093. Anselme junior, après avoir fait une carrière tout à fait convenable en Italie (d'abord jeune frère convers à Saint-Michel-La-Chiusa, dans le diocèse de Turin, puis abbé du monastère de Saint-Saba, à Rome) suivit en Albion son éminent oncle homonyme, auquel il semblait être sincèrement très attaché. En l'espace de quelques années, Anselme se trouva à la tête d'une des abbayes les plus riches et animées d'Angleterre; il continua donc briller dans ses mérites — et à se complaire dans ses faiblesses. Fervent adorateur de la Vierge Marie, il instaura chez les Britanniques la fête de l'Immaculée Conception. C'est à lui que nous devons le noyau original des savoureux «Miracula Sancte Virginis Marie», qui continuèrent à circuler pendant des siècles dans l'Europe entière, ainsi que, très vraisemblablement, le «recyclage» marial de l'antienne la plus célèbre de l'Historia Sancti Eadmundi: échappant fort heureusement à la susceptibilité du Saint patron de sa nouvelle abbaye, Anselme transforma le texte de l'«Ave Rex gentis Anglorum» dans celui de l'antienne toujours en vigueur «Ave Regina celorum mater Regis». Il fit réaliser pour son église de spectaculaires modifications architecturales et des objets de culte très raffinés, comme la célèbre Croix en ivoire conservée au musée new-yorkais des Cloisters, dont le style présente d'évidentes affinités avec les illustrations du libellus de Saint Edmond. Esprit cultivé, particulièrement éclectique, Anselme était selon ses biographes un profond connaisseur des jeux liturgiques («ses innombrables relations avec le continent et sa passion pour tout ce qui était "flamboyant" et dramatique sont parfaitement bien attestées», affirma Elizabeth Mc Lachlan dans son essai sur la Représentation Sacrée à Bury); mais il était surtout sous l'emprise d'une passion dévorante pour les pèlerinages. Ce penchant ne plaisait guère à ses minutieux moines anglais, et encore moins au Roi Henri Ier en personne: nous pouvons en trouver confirmation dans notre libellus, qui s'ouvre précisément par deux lettres officielles de respectueux mais ferme rappel à l'ordre — la première adressée par le souverain et la seconde par le prieur de Bury — qui déplorent les absences prolongées de l'abbé voyageur, sur des accents tantôt impérieux, tantôt empreints d'un lyrisme pathétique. Une autre conséquence du goût d'Anselme pour le tourisme — bien plus intéressante, d'ailleurs, pour notre propos — est certainement à rechercher dans le caractère cosmopolite de la notation neumatique utilisée dans l'Historia: un mélange étonnant d'écritures continentales et insulaires, très expressif dans sa souplesse et musicalement très versatile, en dépit d'un certain «décadentisme» du chant grégorien.


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III. DRAME LITURGIQUE
Genèse d'une thèâtralisation


«Item, afin que les presbytres chantent la sainte liturgie a l'église de manière compréhensible et avec pudeur... et qu'il ne fassent pas de roulades a l'église comme les poètes profanes, et qu'ils ne corrompent ni ne troublent la substance du Verbe sacre' par des intonations théâtrales («tragico sono»): que cet édit soit promulgué...» (des Actes du Synode de Clovesho — 747).

«C'est ainsi que notre acteur tragique (2) met en scène dans le théâtre établi par l’Église, devant le peuple des chrétiens rassemblés, la bataille menée par le Christ, dont il annonce la victoire. Et lorsqu'il prononce le mot "Orate", il exprime l'agonie soufferte par le Christ pour nous tous, quand Il demanda a ses disciples de prier. Et lorsqu'il se tait pour la prière silencieuse et intime, il symbolise le Christ qui, tel un agneau innocent, sans ouvrir la bouche, se laisse conduire au sacrifice...» (Honorius d'Autun: «Gemma Anime» — env. 1100).

«Pourquoi donc, de grâce, tant d'orgues et de cymbales dans les églises? A quoi bon, le me demande, tout ce grand fracas insensé? ... En même temps, leurs membres (3) se tordent, prenant des postures d'histrions.., a chaque note correspond une flexion des doigts: et cette perversité grotesque, ils ont l'impudence de l'appeler religion!... Pendant ce temps le peuple, tremblant et étonné, assiste a ce vacarme insensé, au crépitement des percussions, aux échos des flûtes de Pan. Pourtant, ce n'est pas sans un petit sourire moqueur qu'il accueille les gesticulations lascives des chantres.., car il se croit davantage au théâtre que dans un lieu de prière, et il s'imagine un spectacle beaucoup plus qu'une liturgie...» (Ælred de Rievaulx: «Speculum caritatis / De vana aurium voluptate — 1166).

«On appelle "épique" (4) le chant dans lequel on raconte les gestes des héros et les histoires des ancêtres, ou bien les vies et les supplices des saints, ce que les champions d 'autrefois enduraient au nom de la foi et de la vérité: par exemple, la vie de Saint Etienne Protomartyr, ou l'histoire de Charlemagne...» (Johannes de Grocheo: «Theoria» — env. 1300).

«Les "Vite" des saints et l'épopée héroïque. . . n'étaient pas clairement différenciées. Les mêmes histoires pouvaient être exploitées dans les deux cas, et l'auguste idéalisme commun aux deux genres rendait possibles de nombreux échanges mutuels de matériaux... Il ne faudrait pas commettre l'erreur naïve et anachronique de craindre une confusion entre deux domaines prétendument sépares: au fond, il n'était pas si simple de distinguer le "sacré" du "profane", a une époque où le christianisme était perçu à travers une vision héroïque, et les héros épiques travers une vision chrétienne», (John Stevens: "Words and Music in the Middle Ages», Cambridge, 1986).

Ce feu d'artifice de citations qui, à première vue, pourraient sembler étrangères a notre sujet, constitue en réalité une infime partie de l'énorme documentation rassemblée par LA REVERDIE en vue d'un projet tout a fait ardu: la proposition d'un nouvel Office Métrique. Assurément, il n'est pas aisé d'établir des critères permettant la mise en scène d'une Historia conformément à la sensibilité moderne — aussi bien en concert que pour un enregistrement — tout en évitant d'excessives manipulations stylistiques, musicales et idéologiques. Du reste, comme le prouvent les citations ci-dessus présentées, l'instabilité totale de la frontière entre ce qui était «a la mode» et ce qui était totalement proscrit rendait notre entreprise d'autant plus difficile. Sans doute, avons-nous frôlé l'impossible; quoi qu'il en soit, le charme de ce vaste répertoire, à ce jour presque complètement inexploré, constituait un défi tout à fait digne d'être relevé.

Nous avons commencé par circonscrire les traits spécifiques du genre de l'«Historia» qui rendaient difficile, voire impossible, une exécution intégrale, dans le cadre moderne et très limité d'un concert ou d'un CD. Parallèlement, nous avons repéré un genre contigu (contemporain et très proche de l'«Historia»), davantage connu et pratiqué, c'est-à-dire le ludus liturgique. Au fur et à mesure que notre travail de «restauration» prenait forme, ces deux genres ont manifesté une tendance progressive et irrésistible à se rapprocher et à se fondre mutuellement; nous avons donc entièrement retranché de l'Historia Sancti Eadmundi tous les passages psalmodiés, et considérablement allégé les lectiones ainsi que les morceaux chantés qui, en raison de leur longueur ou de leur complexité, faisaient de l’œuvre une sorte de Tétralogie médiévale (rappelons que l'exécution d'un Office, en principe, devrait couvrir l'espace d'un jour et d'une nuit entiers); ce qui a donné naissance, du point de vue formel, à un véritable Ludus Sancti Eadmundi. Nous n'insisterons pas ultérieurement sur la structure essentiellement dramatique — bien que «disloquée» — de l'Historia, qui rend la comparaison et l'interaction avec le Drame Liturgique pratiquement inévitables. Ce dernier genre nous a suggéré le recours à une palette instrumentale relativement polychrome, qui n'était d'ailleurs pas étrangère à une fonction «descriptive», allégorique ou, pour ainsi dire, chargée de symboles liturgiques (cf. ci-dessus l'éloquente interprétation des paroles et des silences du célébrant donnée par Honorius d'Autun). Les instruments sont les mêmes qui prêtent leurs noms à un ensemble fort intéressant de Séquences instrumentales anglo-normandes. Nous souvenant de la définition lapidaire de Dom Anselm Hughes — pour qui «la séquence est mère de l'oratorio et grand-mère du Drame» — ainsi que de la harpe prodigieuse de Saint Dunstan — qui se plaisait à entonner des antiennes grégoriennes de sa propre initiative —, nous avons inséré dans notre Historia quelques-unes de ces séquences, auxquelles nous avons attribué un rôle fonctionnel dans l'articulation du drame.

En somme, l'opération baptisée «De la Liturgie Dramatique au Drame Liturgique», entreprise par LA REVERDIE pourrait être entièrement résumée par une métaphore tirée de la technique de l'orfèvrerie médiévale: on a «saccagé» un volumineux devant d'autel, en lui arrachant ses meilleures pierres précieuses afin de les enchâsser dans le reliquaire d'un saint, aux dimensions beaucoup plus modestes; dès lors, on a pu jouer consciemment avec les nouvelles réfractions multicolores et inattendues que les pierres, ainsi rapprochées, ont fait jaillir de leurs surfaces respectives. Le parcours a été tortueux et palpitant, et il est bien loin d'avoir atteint son but. Par conséquent, il semble tout fait naturel de citer ici quelques vers de William Hawkins, un érudit anglais du XVIIe siècle qui, en s'exprimant à la troisième personne, décrivit ses vaines démarches à la recherche des restes mortels de Saint Edmond, disparus (cachés... ou bien dérobés.., voire détruits...) après le Schisme anglican: «Il lui tardait surtout de savoir où était cachée la dépouille du Roi Edmond: mais ces reliques, si longuement convoitées par le zèle des dévots, sont introuvables. Il erra dans les environs, fouillant les imposantes ruines de l'édifice sacré, se demandant où pouvaient être enfouis des restes aussi nobles et prodigieux: il ne trouva que des mauvaises herbes». Pour LA REVERDIE, la Quête de Saint Edmond, continuation idéale de celle chantée dans le répons Resectum ergo, ne s'est pas encore achevée: parfois, même les mauvaises herbes peuvent cacher, de pré cieux indices.


ELLA de'MIRCOVICH
Traduction française: Isabella Montersino
NOTES
1  Concernant la morale héroïque des Germains.
2  Le célébrant, pendant la Messe.
3  Il s'agit des officiants.
4  «Gestualemi», de «chanson de geste».


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