medieval.org
Astrée E 8524
noviembre de 1993
cellier du Prieuré de Vivoin
Gregorio ALLEGRI
(1582-1652)
MISERERE A NEUF VOIX
01 - [14:33]
à neuf voix, version avec ornamentacions baroques
proposition d'ornementations du 17ème siècle
réalisée par Jean Lionnet d'après des sources
historiques
MISSA VIDI TURBAM MAGNAM
messe à six voix
02 - Introït. Statuit ei dominum (plain-chant)
[2:50]
03 - Kyrie [2:39]
04 - Gloria [3:21]
05 - Graduel. Exaltent eum (plain-chant) [3:03]
06 - Credo [6:34]
07 - Sanctus [3:19]
08 - Agnus dei [3:21]
MOTETS
09 - De ore prudentis, motet à trois voix et continuo
[1:52]
10 - Repleti sunt omnes, motet à trois voix et continuo
[1:42]
11 - Cantate domino, motet à quatre voix et continuo
[3:11]
MISERERE A NEUF VOIX
12 - [15:20]
édition George Guest à partir des éditions de
Burney et Alfieri
fin 18ème - début 19ème siècle
A Sei Voci
Bernard Fabre-Garrus
Ruth Holton, Susan Hamilton · soprane
Jean-Louis Comoretto, Raoul Le Chenadec · haute-contre
Thierry Brehu, Jean-François Chiama, Edmond Hurtrait ·
ténor
James Gowings · baryton
Bernard Fabre-Garrus · basse
Dominique Ferran · orgue positif
Enregistrement réalisé dans le cellier du Prieuré
de Vivoin, en novembre 1993
par Jean-Marc Laisné (Amati), assisté de François
Briller.
Montage numérique: François Brillet (Studio
Résonance)
Restitution musicale: Jean Lionnet (Centre de Musique Baroque de
Versailles),
partir de manuscrits inédits tirés de la
Bibliothèque Vaticane avec l'aide précieuse de Massimo
Ceresa (Rome).
Coordination éditoriale: Emmanuel Gaillard
»»» notas en espaņol
LE MISERERE D'ALLEGRI VERSION BAROQUE
Œuvre exceptionnelle par excellence, le Miserere d'Allegri est
resté longtemps la propriété exclusive de la
Papauté pour le service de la Chapelle Sixtine.
Son audition avait lieu une fois l'an, au cours de la Semaine Sainte,
dans des circonstances propres à frapper l'auditoire: il
était chanté à la fin de l'Office des
Ténèbres, dans une Chapelle où l'on avait
progressivement éteint les cierges, tandis que le Pape et les
Cardinaux s'agenouillaient. Il était interprété
alors par les meilleurs chanteurs de la Chapelle (castrats, altos
masculins, barytons et basses), qui étaient capables
d'improviser des ornementations éblouissantes ("abellimenti")
sur le faux-bourdon du Miserere.
Or cette capacité qu'avaient au 17ème siècle les
chanteurs de la Sixtine d'improviser ces ornementations s'est
progressivement perdue. A la fin du 18ème siècle, seules
étaient chantées des ornementations dans un registre tris
aigu, apprises par coeur par les castrats. Ce sont ces ornementations
que nous connaissons, grâce notamment aux éditions
discographiques des chœurs anglais.
Nous avons donc choisi de présenter dans ce disque deux
moments de interprétation du Miserere:
- le Miserere tel qu'on devait le chanter à la fin du
18ème siècle (et tel que nous le connaissons par le
disque)
- le Miserere tel qu'on devait le chanter au milieu du
17éme siècle. Cette version baroque comporte des
ornementations qui donnent une idée de celles que les chanteurs
de la Sixtine savaient improviser à l'époque d'Allegri.
C'est Jean Lionnet, grand spécialiste de la musique romaine, qui
a réalisé cette proposition d'ornementations,
d'après différentes sources historiques. Elles jettent
une lumière nouvelle sur ce chef-d’œuvre
universellement connu de la musique sacrée.
Ce disque comprend également d'autres œuvres
inédites d'Allegri, qui permettent de redécouvrir de
nouvelles facettes de l'art de ce grand maître.
Bernard FABRE-GARRUS et Emmanuel GAILLARD.
LA CARRIÈRE DE GREGORIO ALLEGRI
Parmi les compositeurs célèbres, Gregorio Allegri
(né en 1582, et mort le 17 février 1652, â Rome)
est sans doute celui dont on connait le moins la musique.
Toutes les légendes construites au XVIIIème siècle
autour de son Miserere ont complètement
oblitéré le compositeur et son œuvre. Gregorio
commence sa carrière de musicien en entrant à la
maîtrise de l'église Saint-Louis des Français de
Rome en 1591. La chapelle musicale de Saint-Louis est alors
dirigée par Giovanni-Bernardino Nanino qui, en tant que
maître de chapelle, doit par contrat assurer l'éducation
musicale de quatre jeunes garçons, qui sont engagés pour
le temps que dure leur voix de soprane. Gregorio est remercié en
juin 1596, justement parce que sa voix a mué, mais il est
remplacé à Saint-Louis par son jeune frère
Domenico, qui ne quittera la maîtrise qu'en 1603 et sera lui
aussi remplacé par un autre petit Allegri: Bartolomeo, qui
deviendra instrumentiste et dont on perd la trace en 1609.
Gregorio était revenu à Saint-Louis des Français
en 1601 où, pendant presque quatre ans, il tient une place de
contralto. Il est donc certain que, comme son frère Domenico, il
a bénéficié de l'enseignement des deux
frères Nanino, puisque Giovanni-Maria Nanino, qui était
alors à. la chapelle pontificale, venait
régulièrement à Saint-Louis, où il avait
été maître de chapelle, pour aider son jeune
frère Bernardino.
Entre-temps, Gregorio prend les ordres et quitte Rome pour aller
diriger la chapelle musicale de la cathédrale de Fermo dans les
Marches, cette province de l'état pontifical qui borde
l'Adriatique. Il ne devait rentrer à Rome qu'en 1628, lorsqu'il
est engagé par les pères de l'église du
Saint-Esprit pour y diriger la musique. Son frère Domenico
semble avoir réussi plus vite puisque, après un
séjour à Spello, une autre ville des Marches, il avait
été nommé maître de chapelle de la basilique
Sainte-Marie en Transtévère en septembre 1609 et, en mai
1610, de celle de Sainte-Marie Majeure. En juin 1615, Domenico se marie
avec Virginia Vanni, sœur de Carlo Vanni, un ténor de la
chapelle pontificale. Domenico devait mourir
prématurément en septembre 1629, mais ces quelques faits
montrent bien que les deux frères Allegri n'étaient pes
des inconnus dans le monde musical romain avant que Gregorio n'entre
à la chapelle pontificale.
Gregorio est admis sur concours à la chapelle pontificale le 6
décembre 1629, quelques jours après que le pape Urbain
VIII ait donné l'ordre d'engager Stefano Landi, lui aussi
contralto. Faire partie du collège des chanteurs pontificaux
était ce qu'un musicien pouvait espérer de mieux,
à condition qu'il ait reçu au moins les ordres mineurs:
mis à part le prestige lié à cette situation, on y
fréquentait les meilleurs musiciens de la ville, et le salaire
était garanti à vie. Depuis 1586, le fonctionnement de la
chapelle pontificale était réglé par ses
"officiers", élus chaque année par les chanteurs: le
maître de chapelle était responsable de la musique, le
pointeur s'occupait de la discipline et le camerlingue traitait toutes
les questions économiques; le doyen des chanteurs pouvait,
l'occasion, remplacer le maître de chapelle. Allegri ne sera
jamais pointeur, mais ses collègues l'élisent au poste de
maître de chapelle pour l'année 1650, une
responsabilité importante puisqu'il s'agit d'une année
jubilaire: tous les vingt-cinq ans, le pape déclarait une
année sainte, ce qui amenait une recrudescence du nombre des
pèlerins à Rome et multipliait les occasions où la
chapelle pontificale devait intervenir. Gregorio Allegri devait mourir
dans la nuit du 17 au 18 février 1652; voici ce qu'écrit
le pointeur dans son livre â cette date: "Une fois la messe
finie, le sieur maître de chapelle annonça au
collège la mort du sieur Gregorio Allegri, notre compagnon et
insigne compositeur, survenue â la neuvième heure de la
nuit dernière. La perte d'un homme aussi valeureux fut ressentie
par tout notre collège avec les plus grands regrets. Il avait
appris la théorie musicale avec le sieur Giovanni Maria Nanino,
en son temps musicien de notre chapelle, et avait tellement
avancé dans l'excellence du contrepoint et de la composition,
qu'il avait presque égalé son professeur dans les arcanes
de la musique, et les générations futures en trouveront
les preuves dans les œuvres qu'il a composées pour notre
chapelle".
La considération dont jouissait Allegri en tant que compositeur
est mise en évidence par le fait que le père
jésuite Athanasius Kircher ait choisi une de ses compositions
pour l'un des exemples musicaux de son traité Musurgia
Universalis, publié à Rome en 1650. Les autres
compositeurs contemporains cités par Kircher sont Giacomo
Carissimi, Domenico Mazzocchi et Froberger.
L’ŒUVRE D'ALLEGRI
Toute l’œuvre connue d'Allegri, à part un volume de
"Concertini" publié en 1619, est destinée à
l'église. Après un livre de motets en 1619, Allegri
donnera régulièrement des motets aux éditeurs de
recueils collectifs jusqu'en 1639. Tous ces petits motets, dont
l'effectif varie de deux à cinq voix avec la basse continue,
sont écrits dans le style baroque que l'on appelle la "seconda
prattica", par opposition à la "prima prattica", qui
caractérise le langage musical, qui s'impose aussi
l'église après le succès des "Cento Concerti
Ecclesiastici" de Ludovico Viadana et des motets d'Agostino Agazzari,
envahit rapidement toute l'Europe: nous avons d'ailleurs pris les trois
motets qui se trouvent sur ce disque dans deux volumes publiés
à Strasbourg par le chanoine Donfried en 1622 et 1623. Ces deux
volumes rassemblent des centaines de motets des meilleurs compositeurs
italiens de l'époque, de Viadana à Monteverdi et Grandi.
Pour le service liturgique de la chapelle pontificale, où les
instruments ne sont pas admis, pas même l'orgue, Allegri a
écrit plusieurs messes à cinq, six et huit voix, des
hymnes pour les vêpres, des Lamentations pour les offices de la
semaine sainte, et son fameux Miserere.
La messe "Vidi turbam magnam" enregistrée ici est à six
voix, et est conservée dans la collection de la chapelle
pontificale (Fonds Cappella Sistina de la bibliothèque
vaticane). Elle nous donne un excellent exemple de la façon dont
les musiciens du XVIIème siècle interprétaient le
"stile antico": les modes anciens tendant à disparaître
pour faire place à des tonalités modernes, le contrepoint
se fait plus discret et le compositeur joue plus sur les effets
purement sonores, avec des oppositions entre les voix aiguës et
graves, des mouvements parallèles entre deux voix, des
contrastes entre "tutti" et petits ensembles de deux ou trois voix,
etc. Dans le cadre traditionnel de la messe polyphonique, Allegri fait
donc entrer beaucoup d'éléments qui relèvent de la
"seconda prattica". La chapelle pontificale a continué de
chanter ces messes jusqu'à la fin du XVIIIème
siècle et les a sans doute réutilisées
après 1815, qui marque la fin de la parenthèse
napoléonienne à Rome.
LE MISERERE ET SON INTERPRÉTATION
Pour les trois offices des ténèbres de la semaine sainte,
Allegri a mis en musique la première leçon de chacun des
trois jours; la tradition voulait que l'on chante les deux autres
leçons en grégorien.
Au XVIIIème siècle, on abandonnera même l'usage de
chanter la première leçon en musique, ce qui montre bien
que la chapelle pontificale n'était plus ce qu'elle était
à l'époque d'Allegri, spécialement du point de vue
des connaissances théoriques de ses membres: en 1738 par
exemple, un changement du cérémonial pour la procession
du jeudi saint, fait que l'on demande aux chanteurs de faire durer plus
longtemps le chant de l'hymne "Pange lingua"; il fallait donc mettre en
musique une nouvelle strophe, et chanter en contrepoint
improvisé sur le livre les strophes paires. Les chanteurs ont
alors demandé à Giovanni Biordi d'écrire la
strophe supplémentaire et d'écrire aussi le contrepoint,
plutôt que de risquer une improvisation susceptible de donner
lieu à "beaucoup d'erreurs et de confusion". Du vivant
d'Allegri, le contrepoint sur le livre se pratiquait presque
quotidiennement à la chapelle pontificale et ne donnait pas lieu
à ces erreurs. Ceci explique pourquoi les récits de
voyageurs qui décrivent les cérémonies de la
semaine sainte à la chapelle pontificale, et qui remontent tous
au XVIIIème siècle, nous donnent une image qui, si elle
correspond assez bien au style du Miserere tel que nous le connaissons
depuis la première publication faite par les soins de l'anglais
Charles Burney, ne correspond sûrement pas à ce que l'on
pouvait entendre au XVIIème siècle, lorsque les chanteurs
étaient pratiquement tous capables d'improviser de savants
contrepoints et donc, a fortiori, d'orner un faux-bourdon.
Le Miserere, que tout le monde a entendu, et que nous proposons au
début de ce disque, était depuis 1775 environ
soigneusement appris par un ou deux sopranes, capables de chanter dans
un registre très aigu.
Le castrat Mariano Padroni avait appris cette partie de soprano du
Miserere, mais il avait obtenu la permission de se retirer chez lui en
province. Au début de l'année 1820, les anciens de la
chapelle pontificale prennent conscience du fait qu'aucun des castrats
en service n'est capable de le chanter. Ils agissent donc auprès
des autorités pour que l'ordre soit donné à
Padroni de revenir chanter à la chapelle, pendant tout le
carême et la semaine de Pâques. Cette anecdote montre bien
que ce Miserere appris par cœur, n'avait plus rien à voir
avec celui que les chanteurs improvisaient au XVIIème
siècle sur le faux-bourdon d'Allegri.
Le faux-bourdon est une technique très ancienne, qui
consiste à harmoniser les tons de la psalmodie traditionnelle du
grégorien. Nous avons donc cherché dans les œuvres
des compositeurs romains du XVIIème siècle des exemples
d'ornementation écrite, et nous les avons intégrés
aux excellents et surprenants ornements pour les faux-bourdons
donnés par Francesco Severi dans ses "Salmi passaggiati",
publiés à Rome en 1615. Severi, célèbre
castrat de la chapelle pontificale, était mort relativement
jeune à la fin de l'année 1630; Allegri l'avait donc
rencontré et devait sûrement connaître cet ouvrage.
Dans la préface de ces "psaumes", Severi insiste sur le
caractère d'improvisation des ornements qu'il propose "mon
intention n'a pas été autre que de mettre au jour des
passages naturels, et qui ne semblent par être appris mais bien
faits à l'improviste".
Ce petit volume se termine sur une série d'exemples de
"passages" écrits sur le faux-bourdon de Dentice pour le
Miserere, qui était régulièrement chanté
à la chapelle pontificale pendant la semaine sainte ainsi que
ceux de Palestrina, de Nanino, des frères Anerio, de Giovannelli
et de Gargari. Celui d'Allegri semble n'être entré au
répertoire, de préférence pour le mercredi soir,
qu'à partir de 1650. À la fin du siècle viendront
s'y ajouter celui de Tommaso Bai, qui eut un grand succès et
était encore chanté au siècle suivant, avec celui
d'Allegri et celui d'Alessandro Scarlatti qui fut très vite
abandonné.
Tous ces faux-bourdons pour le Miserere de la chapelle
pontificale sont écrits pour deux chœurs différents
- le premier à cinq voix et l'autre à quatre -, qui
chantent les versets impairs, en alternance avec un ton traditionnel du
grégorien, et se réunissent pour le dernier verset. Pour
que ces cérémonies de la semaine sainte se passent le
mieux possible, les chanteurs de la chapelle pontificale se
réunissaient le lundi après le dimanche des Rameaux, pour
décider qui devrait chanter les différentes parties de la
liturgie, et en particulier pour définir le meilleur ensemble de
voix pour les deux chœurs du Miserere, afin d'être
sûrs d'obtenir un rendu sonore aussi beau que possible. Les
chanteurs avaient donc la possibilité de se mettre d'accord pour
que chacun des neuf solistes qui composaient les deux chœurs du
Miserere ait la possibilité de se faire valoir par au moins une
belle improvisation, même si la part la plus belle était
laissée aux castrats.
Il est bien évident que le simple faux-bourdon tel que
nous le proposons pour les deux premiers versets impairs, même
s'il sonne très bien, ne pouvait pas être à
l'origine de toutes les histoires qui sont nées autour du
Miserere de la chapelle pontificale, et qui ont surtout pris de
l'importance lorsque Giuseppe Baini a essayé de faire interdire
la publication des Miserere d'Allegri et de Bai que l'abbé
Pietro Alfieri préparait en 1841. De toute façon,
l'interprétation du Miserere que Baini connaissait (il
était entré à la chapelle pontificale en 1795)
n'avait plus rien à voir avec celle qui avait cours dans les
années qui suivirent la mort d'Allegri.
En 1661, le pointeur a noté les noms des chanteurs choisis pour
les Lamentations, les Impropères et les Miserere, et l'on voit
chaque soir se répéter les noms de Domenico Palombi,
Domenico Dal Pane et Bonaventura Argenti comme sopranes, trois
chanteurs renommés pour leurs capacités musicales autant
que pour leurs qualités vocales.
Mais les chanteurs des autres parties, comme la basse Isidoro Cerruti
ou le ténor Tommaso Tizi, étaient eux aussi souvent
d'excellents compositeurs. Ces gens ne pouvaient pas concevoir de
chanter un faux-bourdon sans l'orner, et en variant les ornementations
à chaque verset.
Il est donc bien évident qu'il n'existe aucune version
authentique du Miserere d'Allegri; celle que nous proposent ici les
chanteurs d'A Sei Voci est une approche "dixseptièmiste", qui
peut donner une idée approximative de ce que l'on pouvait
entendre à la chapelle pontificale quelques années
après la mort de Gregorio Allegri.
Jean LIONNET