medieval.org
Astrée (Auvidis) «El Siglo de Oro» E 8707 [CD]
1991
Astrée (Naïve) "Musica Iberica " ES 9925 [CD]
1999
LA RECONQUISTA DE GRANADA, 1492
01 - Romance: Una sañosa porfía [6:35]
02 - Villancico: Levanta, Pascual [5:10]
03 - Romance: ¿Qu'es de ti, desconsolado? [5:47]
04 - Villancico: Mortal tristura me dieron (instr.)
[2:32]
05 - Villancico: Amor con fortuna [1:51]
06 - Villancico: Fata la parte [3:02]
07 - Villancico: Ay, triste, que vengo [3:39]
08 - Villancico: ¡Cucú, cucú, cucucú!
[1:07]
A LA DOLOROSA MUERTE DEL PRINCIPE DON JUAN, 1497
09 - Despierta, despierta tus fuerças, Pegaso...,
(récitant) [16:51]
10 - Romance: Triste España sin ventura [7:27]
11 - Villancico: A tal pérdida tan triste [10:00]
12 - Villancico: Quédate, carillo, adiós (instr.) [1:20]
13 - Villancico: ¿Si habrá en este baldrés?
[1:33]
14 - Villancico: El que rige y el regido [1:44]
15 - Villancico: Más vale trocar [4:56]
16 - Villancico (Égloga 6): Hoy comamos y bevamos
[2:29]
Montserrat Figueras, soprano
Laurence Bonnal, contralto
Joan Cabero, ténor
Jordi Ricart, baryton
Daniele Carnovich, basse
Rafael Taibo, récitant
Jordi Savall, dessus de viole
Sergi Casademunt, alto de viole
Paolo Pandolfo, ténor de viole
Lorenz Duftschmid, basse de viole
Alfredo Bernardini, chalumeau soprano et alto
Katharina Arfken, chalumeau et bajoncillo
Lorenzo Alpert, bombarde et dulcian
Jean-Pierre Canihac, cornet
Daniel Lassalle, saqueboute
Josep Borràs, basson
José Miguel Moreno, vihuela de mano
Rolf Lislevand, vihuela et guitare
Angel Pereira, percussion (tambour)
Antonio Barbera, percussion (pandereta)
Enregistrement effectué au Monastère de Santa Maria del
Parral a Ségovie, en mai 1988
par les soins de Maria et Michel Bernstein. Montage numérique:
Charlotte Gilart de Kéranflèc'h
Directeur de production: Michel Bernstein
Le dernier quart du XVe siècle présente un changement
d'orientation sensible dans l'évolution de la musique espagnole.
Conséquence d'une stabilisation de la situation politique et du
développement économique qui devait en résulter,
la période qui s'ouvre fut en effet très favorable
à l'épanouissement d'un art spécifiquement
national.
L'union personnelle des deux royaumes de Castille et d'Aragon en 1474,
la prise de Grenade en 1492 et la découverte de
l'Amérique la même année, tels sont les
événements qui, en un laps de temps extrêmement
court, vont sceller le destin de l'Espagne et la placer au rang des
puissances dominantes. Si auparavant les souverains espagnols allaient
quérir à l'étranger, en France et en Italie
surtout, les chanteurs et instrumentistes de leurs cours, Isabelle de
Castille et Ferdinand d'Aragon n'engagèrent plus que des
musiciens espagnols pour leurs chapelles respectives. Et lorsque la
reine mourra en 1504, le roi sélectionnera les meilleurs
musiciens et chanteurs de la défunte pour former la chapelle
royale d'Espagne dont l'apogée se situera une cinquantaine
d'années plus tard, sous le règne de Philippe II.
Cette prise de conscience d'un art aux traits purement espagnols ne
doit pas dissimuler la richesse des précédents lointains
et immédiats. La survivance des anciennes cultures qui avaient
autrefois imprégné la péninsule est bien vivante
dans le folklore hispanique, et ce folklore imprègne à un
degré élevé toute la pensée musicale de la
musique savante, au point de créer toute une graduation, du
répertoire le plus simplement populaire au plus
sévèrement élaboré. Plus de sept
siècles de Reconquête avaient façonné une
expression artistique basée sur les influences
réciproques des trois cultures qui avaient modelé
l'Espagne: la chrétienne, l'arabe et la judaïque. Mais plus
loin encore, la musique espagnole s'enracine dans le monde oriental et
latin et les codex wisigoths et mozarabes témoignent des traces
de poésie latine profane les plus anciennes qui nous soient
parvenues.
Les musiciens espagnols du XVe siècle connaissaient et
appréciaient l'art des franco-flamands, celui des cours de
France et de Bourgogne. Ils ne s'en inspirèrent point cependant,
ou seulement en de rares occasions. A juger de l'importante production
musicale de l'époque, on perçoit au fur et à
mesure des générations une tendance à la
simplification de l'écriture au bénéfice d'une
suprématie de l'expression. A la science très
élaborée de l'Ars Nova française ou du
trecento italien, qu'elle avait jadis manié avec art, l'Espagne
répond, au temps des Rois Catholiques, par une musique d'une
verdeur et d'une spontanéité sans égales à
l'époque, ou d'un tragique épique qui situe le propos sur
le plan de l'émotion, à l'opposé de la
réthorique un peu abstraite des cours du Nord. A la fin du XVe
siècle, les chansons et danses profanes, qui ont souvent pour
but de distraire les puissants de l'époque, semblent
n'être parfois que de simples harmonisations de timbres
populaires. Mais leur puissance d'évocation est si prenante que
l'on dût interdire le chant de certains romances pour la
douleur et les larmes qu'ils provoquaient.
Ces chansons profanes ont été recueillies dans divers Cancioneros
ou chansonniers: Cancionero Musical de Barcelona, Cancionero
Musical de la Colombina, Cancionero Musical de Elvas, Cancionero
Musical de Segovia. Le plus célèbre est
néanmoins le Cancionero Musical del Palacio,
publié par Higinio Anglés dans les Monumentos de la
Música Española (Barcelone, 1947 et 1951) et qui
avait déja été, dès la fin du XIXe
siècle, transcrit et édité en notation moderne par
Don Francisco Asenjo Barbieri (Madrid, 1890). A côté de
quelques pièces de style italien (frottole, estrambotes),
on y trouve essentiellement des chansons de caractère
typiquement espagnol, écrites par des musiciens appartenant
à plusieurs générations parmi lesquels Francisco
de Peñalosa, Pedro de Escobar, Juan Ponce, García
Muñoz, Francisco de la Torre. Le Cancionero Musical del
Palacio contient une soixantaine de compositions signées
Juan del Enzina.
Il est intéressant de noter que, au fur et à mesure que
l'on avance dans la succession des générations,
l'écriture des chansons tend à la simplification dans la
mise en jeu des moyens techniques. De simples accords accompagnant une
mélodie populaire espagnole peuvent engendrer des effets
profondément émouvants. A ceux qui sont formés
à l'art complexe franco-flamand, et à sa projection sur
la musique italienne, l'écriture hispanique pourra sembler
simpliste. Qu'on ne se méprenne pas cependant: tout comme la
peinture de l'Espagne, la musique péninsulaire est un
trésor d'une indéniable originalité et d'une
inépuisable richesse. Qu'en dépit de liens étroits
elle se soit tenue à distance de l'axe Flandres-Italie, qui
prédominait à l'époque, témoigne de la
puissance de sa spécificité et de la différence
d'objectif qui la caractérise. La musique espagnole de la fin du
XVe siècle et du début du XVIe sonne pour nos oreilles
d'une façon plus moderne que l'art savant et construit du Nord.
C'est qu'aux spéculations intellectuelles elle oppose la
projection d'une constante qui est la marque des pays
méditerranéens mais que, curieusement, l'Italie ne
développera pleinement qu'un siècle plus tard:
l'expression.
Les chansons du Cancionero Musical del Palacio ressortissent
essentiellement à deux types: le villancico et le romance.
Le villancico est une forme ancienne, pratiquée en
Espagne depuis le XIVe siècle mais dont le terme
n'apparaît que vers la fin du XVe. Il s'apparente au virelai
monodique, et à la ballata italienne. En Andalousie
arabe se chantait et se dansait, à l'époque des
trouvères, une forme de structure semblable: le zejel
qui faisait alterner les couplets confiés au soliste avec le
refrain chanté par le chœur, un peu à la
manière du chant responsorial avec ses oppositions entre les
soli du chantre et le chœur des fidèles. Au refrain intial
ou estribillo le villancico fait succéder une ou
plusieurs strophes de mélodies et rimes différentes: les coplas,
tandis que la dernière (vuelta) est un retour à la
mélodie et aux rimes du refrain. Le villancico
possède le caractère des chansons de village: tonique,
regorgeant de joie de vivre, ironique ou picaresque.
Le romance, né au XIVe siècle, est originaire de
Castille, d'où il s'est répandu dans toute l'Espagne. Par
son caractère de récitation épique, il s'apparente
aux chansons de geste françaises. Le texte détermine la
forme musicale, empreinte de solennité, d'une majesté
grave et d'un style volontiers processionnel. La guerre contre
l'Infidèle, la célébration du héros
tragique ou d'autres thèmes d'épopée plus anciens
forment la trame d'un répertoire qui tient de la noble
complainte et de la véhémente déploration.
De tous les auteurs de villancicos et de romances, JUAN
DEL ENZINA est sans doute celui dont le génie s'est
exprimé avec la plus personnelle originalité, certaines
de ses poésies ayant même un caractère
autobiographique. Il était né à Salamanque, le 12
juillet 1468, fils d'un certain Juan de Fermoselle, cordonnier. On
ignore l'origine de ce patronyme non espagnol. Les frères de
notre poète et musicien l'ont porté, sous sa forme
originale ou hispanisée (Hermosilla), lui-même semble
l'avoir troqué dès 1490 pour celui d'Enzina dont on pense
qu'il venait de sa mère. Les parents de Fermoselle
étaient de condition modeste mais ils voulurent donnera leurs
enfants une excellente instruction, ainsi qu'en témoignent les
situations importantes auxquelles parvinrent plusieurs d'entre eux.
Bachelier en droit de l'Université de Salamanque, Juan del
Enzina entra en 1492 au service du duc d'Albe, Don Fadrique Alvarez de
Toledo, neveu du roi d'Aragon Ferdinand V. Il y resta plusieurs
années, le dernier témoignage de sa présence cette
cour étant daté de 1498. Sans doute déçu de
ne pas avoir obtenu le poste de Maître de Chapelle à la
Cathédrale de Salamanque auquel il avait postulé, Enzina
entreprit à partir de 1500 une série de voyages à
Rome où il bénéficia de la faveur successive des
papes Alexandre VI, Jules II et Léon X. On ne connaît pas
exactement la date où il revêtit les ordres mineurs mais
c'est au cours d'un voyage en Terre Sainte (printemps 1519) qu'il fut
ordonné prêtre. A partir de 1523, il réside
à León où Léon X l'avait nomme Prieur de la
Cathédrale. C'est là qu'il passera ses dernières
années et mourra à la fin de 1529.
Juan del Enzina fut un grand voyageur. Sa renommée semble, en
son temps, avoir été notoire. D'avoir
bénéficié de la protection de trois papes
successifs dût lui attirer autant d'ennemis que d'hommages. Il
témoigna sans doute d'une très forte personnalité
qui ne devait pas laisser indifférents ceux qui lui
étaient confrontés. Il n'est guère possible de
présumer de sa vie amoureuse et savoir si les allusions de sa
poésie relèvent de l'expérience ou de la
convention galante. Mais il faut souligner que la parution Salamanque
du Cancionero en 1496 est la première édition
consacrée en Espagne — et l'une des toutes
premières en Europe — à un seul et même
auteur de son vivant. Une telle publication témoigne de la
confiance en soi (et de celle de son imprimeur) que dut posséder
Enzina, mais elle est justifiée par les cinq éditions
successives qui devaient encore paraître entre 1501 et 1516, dans
des villes d'Espagne aussi distantes de Salamanque que Saragosse ou
Séville.
La place qu'occupe Juan del Enzina dans l'histoire de la culture
hispanique est considérable. «Patriarca del teatro
español» a-t-on pu écrire à son sujet, ce
qui d'ailleurs ne rend qu'imparfaitement compte de sa veine lyrique. A
bien des égards, la création de Juan del Enzina joue de
sa singularité. Voici un ecclésiastique, fort
engagé n'en doutons pas, qui laisse une œuvre
exclusivement profane. Il est vrai qu'il prend soin de préciser
que ses poésies lyriques furent composées avant sa
vingt-cinquième année. Poète, il s'impose par des Églogues
pour le théâtre auxquelles il donne une conclusion en
forme de villancico. Musicien, il brigue un poste de
Maître de Chapelle mais n'écrit ni messe, ni motet, ce qui
sans doute eût été le moyen le plus persuasif de
l'obtenir. Il ne compose que des chansons, exclusivement sur ses
propres poèmes. Sa vie même semble coupée en deux,
sédentaire et créatrice à la Cour d'Albe,
itinérante et religieuse à partir de 1500, comme si
la mort de Don Juan auquel il était incontestablement lié
— attachement ou flatterie courtisane? Penchons pour le premier
terme car il est des accents qui ne sauraient tromper — marquait
une cassure dans la vie de cet artiste follement doué.
Il faut un instant s'arrêter sur ce personnage de Don Juan.
D'abord parce sa mort est l'un des deux thèmes majeurs sur
lesquels repose ce disque. Ensuite parce que l'on ne saurait en
comprendre la portée si l'on oubliait que le Prince, apparemment
doué et artiste, représentait l'espoir d'une dynastie
à peine établie, d'un pays qui accédait tout juste
au rang d'état moderne. Don Juan était le seul fils des
Rois Catholiques; qu'il meure sans enfants impliquait le spectre d'une
crise dynastique. Ceux qui se reconnaissaient en cette nation en pleine
mutation ne pouvaient que s'inquiéter à la pensée
d'une brisure dans la stabilité politique à peine
acquise. Avec le recul de l'histoire, nous comprenons leurs craintes.
C'est la mort de Don Juan qui a permis l'installation des Habsbourg sur
le trône de la jeune Espagne. L'héritier des Rois
Catholiques, c'est leur petit-fils, Charles Ier, prince germanique,
né à Gand, dont la langue d'expression naturelle
était le français. C'est le futur Empereur Charles-Quint.
L'avenir dira qu'il ne fut pas pour autant un mauvais espagnol. Mais
que pouvait-on en savoir en 1497, trois ans avant sa naissance?
A ce deuil qui prend la noble dignité devant
l'irréparable catastrophe s'oppose l'allégresse à
l'annonce de la prise de Grenade, dernier bastion maure dans la
Péninsule. C'est le stade ultime de la Reconquista,
lente et désespérante progression des chrétiens
sur les envahisseurs arabes, qui durait depuis l'an 711,
c'est-à-dire depuis sept cent quatre vingt un ans. L'Espagne
moderne est née de cette accélération de
l'histoire. Elle en eut conscience. Et c'est durant le court
séjour de del Enzina à la cour d'Albe que se situent ces
deux événements majeurs qui vont déterminer son
destin. Trois événements, dirons-nous aujourd'hui avec le
recul du temps: le 12 octobre 1492, Christophe Colomb découvre
l'Amérique, les conquistadores succèdent à la
Reconquista. Mais cela, les contemporains l'ignoraient. Tout comme ils
n'avaient pas conscience de la brisure culturelle
représentée par l'Inquisition, corollaire naturel de la
Reconquista achevée, qui devait imposer le catholicisme comme
religion d'État.
De prime abord, ce qui frappe à l'audition des villancicos
et des romances de Juan del Enzina, outre leur caractère
spécifiquement espagnol, c'est l'accord qui règne entre
le poème et sa traduction musicale. Chaque inflexion du texte
donne lieu à une invention mélodique et rythmique qui
traduit une maîtrise supérieure des moyens pour parvenir
l'expression: qu'il s'agisse de la désespérance (le cycle
à Don Juan), de l'humour tantôt grivois (Cucú;
Si habrá en este baldrés), picaresque (Hoy comamos
y bevamos), comique (Fata la parte) ou ironiquement
moralisateur (El que rige y el regido), de l'amour courtois et
platonique (Amor con fortuna; Ay, triste, que vengo; Más vale
trocar), le ton trouvé est d'une si remarquable justesse
qu'il en est irrésistible. C'est cette immédiateté
de la perception qui constitue, en ces pièces tout juste
vieilles de cinq siècles, l'élément le plus
moderne et le plus efficace de ce répertoire sur l'homme de
notre temps, la clé de sa pérennité.
MICHEL BERNSTEIN