Le Salon de Musique d'Alep
Ensemble al-Kindi · Sabri Moudallal · Omar Sarmini





alkindi.org
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Le Chant du Monde / Harmonia Mundi
marzo de 1998





CD 1 [73:48]

Wasla maqâm hijâz-kâr-kurd

Suite modale orientale classique

01 - Samâ‘î [6:48]
Prélude instrumental (Nadîm Darwîsh)

02 - Taqsîm ‘Ûd  Qâdri Dâlal [4:20]

03 - Mûwashshah - chant classique mesuré (‘Umar al-Batsh) [7:39]
Rythme 9/8 Aqsâq
Adhdhibûni ·  Faites-moi souffrir autant que vous pouvez

04 - Qasîda - improvisation vocale sur poème classique [6:29]
"Ra'aytu-l-hilâla" · J'ai vu un croissant de lune efface de l'Aimé


Wasla maqâm Sabâ
Suite modale orientale classique

05 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme) - Rythme 13/8 Dhârâfât [4:38]
"Tif yâ durrî" · Tourne ma perle rare

06 - Mûwashshah - chant classique mesuré (Zuhayr Minîni) - Rythme 10/8 Samâ‘î [4:07]
"Yâ ghazâl" · Ô ma gazelle

07 - Mûwashshah - chant classique mesuré - (Sabri Moudallal) [2:29]
"Ilâhî yâ rahmân yâ basîr" · Ô Dieu miséricordieux, et omniscient

08 - Qadd - Chants populaires alépins [7:34]
* "Al yana bil-gharâm"
* "Yâ mas `ad al-subhiyya" · Quelle belle matinée

09 - Mawwâl - improvisation vocale sur poème dialectal [13:49]
* "Hayyâk ya mekrem el-qessâd we mwâli ‘ind esh-shadâyed"
Salut à toi, qui honores ceux qui recherchent ta compagnie et les assistes dans leurs épreuves
* "‘Atabt khillan" · J'ai fait des reproches à mon amant

10 - Dawr - Chant néo-classique d'origine égyptienne [6:47]
"Yâ qalbî lêh" · Pourquoi 'd mon cœur (anonyme)
Qadd-s - Chant populaire alépin
"Yâ man jafâ wa man raham" · Toi qui me dédaignes et ne veux m'épargner

11 - Rêverie du petit matin - Mawwâl Bayâti Mawzûn [9:05]







CD 2 [61:58]

Wasla maqâm râst
Suite modale orientale classique

01 - Taqsîm Nây - improvisation de flûte: Ziyad Qadi Amin [8:08]
Samâ`î Râst - prélude instrumental (Georges Michel)

02 - Taqsîm Qânûn - improvisation de cythare: Julien Jalâl Eddine Weiss     [5:34]

03 - Layâlî - improvisation vocale [5:03]

04 - Mûwashshah - chant classique mesuré - Rythme 10/8 Samâ‘î [6:20]
"Malâ-al-kâsât" · Il a rempli les coupes (Muhammad ‘Uthmân d.1900)

05 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme) Rythme 19/4 Âwfar Masri [3:21]
"Man kunta anta habîbahu" · Celui dont tu es l'aimé quel beau sort est le sien

06 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme) Rythme 14/4 Muhajjar [3:48]
"Yâ turâ ba`d al bi`âdi" · Crois-tu que mon chéri après l'absence me paiera d'étreintes mon dû?

07 - Mûwashshah - chant classique mesuré (anonyme) Rythme 20/4 Fâkht [3:01]
"Bi-sifâtin ja ‘alatnî" · Par des images elle a rendu de lui mon cœur éperdu (anonyme)

08 - Qasîda - improvisation vocale sur poème classique [13:03]
"Yâ qalbu" · Ô cœur, toi qui dans tes amours m'a promis la constance (‘Umar Ibn Al-Fâirid 1181-1235)
"Kam laylatin" · Tant de nuits où mon ceil a veillé (‘Abd al-Rahîm al Bura‘î)

09 - Taqsîm Ûd et Qasîda Mawzûna - improvisation vocale mesurée sur poème classique [6:49]
"Yâ sâkinîna bi-qalbi" · Vous qui logez en mon cœur
"A barqun badâ min jânibi l-gawri" · Un éclair a t-il scintillé dans le désert, ou Leila aurait-elle relevé son voile (Ibn al-Fârid)

10 - Qadd - Chant populaire alépin (anonyme) [6:49]
"Hebbi malak" · Mon ange chéri

Arrangements traditionnels - Julien Jalâl Eddine Weiss







ENSEMBLE AL-KINDÎ

Sabri Moudalal, Omar Sarmini - Chant
Julien Jâlal Eddine Weiss - Cythare orientale (Qânûn), direction artistique
Ziyâd Kâdî Amin - Flûte en roseau (Ney)
Qadri Dalal - Luth (‘ûd)
Adel Shams el-Din - Tambourin à cymbalettes (riqq)
Maher Moudalal, Qadri Dalal - Chœur (Munshiddin)










Le passé
Une émotion intense proche de l'extase

par Jean-Louis Mingalon

La tradition du salon de musique est certainement très ancienne mais son origine se perd dans les mille et une nuits des temps arabes. Rêves d'Orient... Il n'est pas difficile d'imaginer de riches mélomanes invitant régulièrement dans leurs vastes demeures les meilleurs chanteurs et musiciens de la ville ou d'ailleurs, des concerts privés donnés à l'intérieur, dans la grande pièce centrale de la maison et, dès l'arrivée des beaux jours, à l'extérieur autour de la salle voûtée ouverte comme un salon d'été. Le thé et le café, quelques pâtisseries peut-être, étaient discrètement servis aux invités pour ne pas gêner les musiciens qui jouaient souvent tard dans la nuit Atmosphère à la fois recueillie et chaleureuse, ponctuée des Allah, Ya Salam et autres cris de satisfaction et d'encouragement lancés aux artistes interprétant le répertoire sacré et profane, si tant est que cette distinction ait un sens. Car du poème d'amour à l'union mystique, le pas a toujours été vite franchi. Nul doute, en tout cas, qu'une émotion intense proche de l'extase, le fameux tarâb, naissait de telles soirées.

Alep, la capitale du nord de la Syrie, étape de la fameuse route de la soie et du pèlerinage vers La Mecque, possède depuis longtemps une tradition musicale originale et une population de mélomanes raffinés. Encore vivante jusqu'au XlXsiècle, la pratique du salon de musique y a progressivement décliné pour quasiment disparaître. Et pourtant... Au début des années 70, Julien Weiss, musicien français formé à la guitare classique, poursuit sa marche vers l'Orient. En découvrant la musique arabe savante en 1976, grâce à un disque de Mounir Bachir, le maitre irakien du ûd, sa vie a basculé. Depuis, de capitale en capitale, il s'initie à la musique arabo-turque et à la pratique du qânûn. Après Le Caire, Tunis, Istanbul, Beyrouth et Bagdad, il arrive en Syrie. A Alep où il se forme auprès d'un maître du qânûn, Ali Waiz, il apprend qu'un certain Yahya Zein Al-Abdin organise chez lui, toutes les semaines, un concert privé où tout le monde est le bienvenu. C'est là qu'il entend pour la première fois Sabri Moudallal le plus ancien et brillant pilier de l'art vocal savant et citadin, muezzin à la grande mosquée d'Alep. Le temps a passé, Yahya s'est marié et a cessé d'organiser des soirées musicales. Mais Julien Weiss, devenu depuis Jalâl Eddine, a eu le coup de foudre pour la vieille cité d'Alep. Il a décidé de s'y installer et de reprendre le flambeau, c'est maintenant lui qui tente de garder vivante la tradition du salon de musique.


La vie musicale d'Alep
par Christian Poché

Depuis quelques années, Julien Jalâl Eddine Weiss, virtuose de la cithare sur
table arabe dite qânûn, a acquis dans le vieux quartier de Bâb Qinnissrîn, une ancienne résidence mamelouke avec sa cour intérieure où l'on imagine qu'autrefois poussaient cédratier, citronnier, pistachier. Ces arbres choyés des intérieurs alépins ont fait la réputation de la cité. Les murs de la cour, patinés d'une poussière aussi quotidienne que millénaire sont souvent tapissés de vigne-vierge et de lierre. Un bassin se dresse au centre de la cour, il s'alimente d'une ou de plusieurs fontaines. L'eau s'y déverse par petites cascades et par clapotis, elle dévale ainsi une série de marches. Ca sortes d'autels élevés autour du bassin sont dénommés sansabîl par les Alépins. Il procurent un susurrement intime et continu qui pousse la rêverie. Ce roucoulement exprime à sa manière la nature et la pare d'un tissu musical bien délicat.

Le choix d'Alep n'est pas fortuit. La ville est considérée en Syrie, sinon au Proche-Orient, comme une capitale de la musique et de la gastronomie. C'est ici que, malgré les vicissitudes du modernisme, se conserve un patrimoine musical, confié à des interprètes généralement formés au chant La musique arabe dont fait partie l'héritage alépin, est avant tout vocale: on ne se lassera jamais de le répéter. Si la notoriété de ces voix dépasse rarement le cadre de la cité, en revanche il devient possible d'en établir dans le temps la filiation artistique par voie de chaînons, et d'atteindre ainsi le XVIIIe siècle: ce qui est assez prodigieux dans un domaine marqué par l'oralité.


Les frères Russell

C'est à cette époque qu'une description chaleureuse va brosser un tableau assez complet de la vie musicale à Alep. Elle émane de la plume de deux résidents anglais, Patrick et Alexander Russell qui signent à Londres la première édition de leur récit en 1756: The Natural History of Aleppo. On y apprend ainsi, mais ce fait a-t-il de quoi étonner, que le concert alépin est essentiellement privé: il se déroule dans les maisons traditionnelles, dont la résidence de Julien Weiss est un bel exemple. L'ensemble de chambre invité pour divertir s'installe sur une mastaba. Ce terme a été mis en valeur par l'égyptologie, et le mot est entré dans la langue française, où il désigne un momument funéraire. Dans le dialecte alépin, cet attribut revêt une signification autre: il veut dire une surélévation en pierre à hauteur du genou, intégrée à la construction. Cette sorte de galerie étroite, garde-corps à sa manière, longe le mur au fond de la pièce centrale, ou bien court tout au long des vitraux multicolores qui scintillent de lumière dans les salles attenantes. Lorsqu'elle est absente du bâtiment, un long divan s'y substitue. C'est sur la mastaba que prennent place les musiciens, assis en tailleur sur des coussins, ils donnent l'impression de tenir séance, comme en témoigne cette gravure illustrant la monographie des frères Russell. Sans s'en douter, ils venaient de décrire le premier ensemble de chambre de la musique savante arabe, connu par la suite sous le nom de takht, ce qui littéralement signifie "le lit"


Le Takht
Ensemble instrumental traditionnel


Les auteurs rappellent aussi que l'un des instruments principaux du concert alépin est soit la cithare à cordes frappées, santûr, soit celle à cordes pincées, le qânûn. Si la première a définitivement disparu de l'horizon alépin, la seconde en revanche s'est maintenue. La cithare sur table s'entoure d'autres instruments qui accompagnent le chanteur. On y trouve ainsi une flûte de roseau dite flûte de derviche: le nây, un luth à long manche (tanbûr), une vièle à pique et à cordes frottées (kamanja) et les indispensables percussions à membranes: tambours sur cadre ou petites timbales (daff et naqqâra). Là aussi, sans s'en douter, les frères Russell décrivent la première formation moderne qui associe cordes, vent et percussions, formation qui a surtout évacué les instruments de plein air puissants, comme le hautbois zûrnâ dont la force indispose, car l'instrument écrase ses confrères. Le hautbois s'insérait autrefois dans des ensembles de chambre de manière anarchique. Son retrait a dû, dans la ville d'Alep, s'effectuer au XVIIe siècle, puisque cet instrument est présent dans les demeures bourgeoises et aristocratiques, comme le rapporte le Chevalier d'Arvieux, consul de France à Alep à cette époque. Il y a donc dans ce XVIIIe siècle alépin un renversement des choses, un changement de mentalité et l'apparition d'une esthétique autre qui correspond également sur le plan architectural à une volonté de développement de l'urbanisme. On abandonne ainsi un univers musical bâti sur la puissance sonore pour celui de la douceur. A partir du XVIIIe siècle, on est donc en présence d'un ensemble de chambre moderne qui s'est conservé jusqu'à nos jours. Il se différencie foncièrement des curieux modèles maintes fois dépeints par les miniatures tant ottomanes que persanes de l'époque ou des siècles antérieurs. L'ensemble de chambre takht, quintessence d'une formule équilibrée et délicate, accorde au salon de musique son intimité à part entière. N'aurait-il pas vu le jour à Alep?

Durant le rude hiver, où parfois il neige, le salon de musique se tient à l'intérieur, dans une salle voutée la qa‘a, éventuellement coiffée d'une haute coupole, la qubba, semblable à une petite église byzantine ou une mosquée. Dès le printemps, il s'installe dans ce que l'on nomme l'iwân. C'est le salon de plein air. Il s'agit d'une salle voûtée en ogive qui s'ouvre sur la cour, face au bassin et aux sansabîl-s. La voûte constitue une caisse de résonance miraculeuse: elle répercute les voix. L'iwân est toujours disposé vers le nord afin de bénéficier de la fraîcheur car l'atmosphère devient très vite suffoquante et le fond de l'air brûlant. N'est-ce pas à Alep que le dicton se répète à satiété: âb al-lahhâb (août l'embrasé)? Il y a donc une tradition du concert privé qui s'est maintenue à Alep à tous les échelons de la société, de l'aristocratie aux couches les plus populaires, et que représentent, sur ces deux disques, les voix de Sabri Moudallal et de Omar Sarmini. La maison privée, que l'on nomme en alépin hawsh, celle d'autrefois, échappait par la hauteur de ses murs externes aux regards indiscrets. Si elle maintient par cet isolement l'intimité requise, elle ne s'avère pas l'unique lieu où se manifestera l'activité musicale. Il en existe un autre que les gens de bonne compagnie ne fréquentent guère, c'est le café.


Le Café musical alépin
Lieu de passage obligé des grands chanteurs


La différence est grande entre l'un et l'autre lieu, mais la musique qu'on y joue doit y être la même et relever des mêmes règles. Dans le salon, seuls les invités ont le privilège de répondre au maître des lieux. Dans le café, l'espace, loin d'être clos, est public. Mais tel n'a pas toujours été le cas. Le café alépin, dont on conserve des traces de nos jours dans la vieille ville, peut se transformer à son tour en un lieu privé. Il se claquemurera, scellera portes et fenêtres. En se barricadant il ne laissera échapper de l'intérieur que rumeurs sonores et bribes de musique. Personne n'est dupe parmi les passants mais aucun ne forcera l'entrée sauf s'il est invité. Il s'agit dans ce cas précis d'une soirée privée qui se déroule généralement le jeudi soir. Elle animera fête ou mariage et se prolongera tard dans la nuit. Dans les rares cafés de la vieille ville qui maintiennent cette tradition, comme celui du Sakatiyya, c'est un takht qui détient le haut du pavé. Il s'est cependant modernisé en multipliant les violons et en faisant appelà une microphonisation à outrance. On cite dans ce genre, car le souvenir est encore vivace dans la mémoire locale, le "café des aveugles", (qahwat al-‘umyâin) encore en vigueur au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale. S'il s'est affublé de ce nom insolite, c'est qu'il permettait vraisemblablement aux soirées musicales féminines de s'épanouir librement et sans contrainte. Les musiciens, généralement des hommes, étaient choisis parmi les aveugles de la ville. Ils ne pouvaient en aucune manière importuner la gent féminine, qui s'en donnait à cœur joie. Bonne conduite et morale étaient ainsi respectées.

Avec l'extension de la cité, à l'orée du XXe siècle, les cafés d'Alep se multiplient mais se déplacent aussi. Ils se situent dans les jardins alentour, non loin de la rivière Koueik asséchée depuis. Ils ont pignon sur rue dans une zone devenue le poumon central de la ville. Ces cafés, certains de plein air, d'autres couverts, ont disparu, remplacés par des immeubles modernes ou des cinémas. L'on cite ainsi le Chahabandar où se fit acclamer en 1908 et pour son inauguration, le fameux chanteur égyptien Salâma Higâzî (décédé en 1917). Ce café prestigieux verra ultérieurement défiler les plus grandes célébrités de l'époque qu'elle soient musicales ou politiques, car c'est ici que les meetings les plus importants se tiendront. Au début du siècle, ces cafés s'éclairaient au moyen de lampes Lux, dont le nombre était fonction de la célébrité de la vedette qui s'y produisait. On sait ainsi que le Chahabandar inaugura ses activités avec 14 lampes Lux. La réputation d'Alep bien flatteuse faisait de son public de fin connaisseur, une sorte de passage obligé qui consacrait les artistes. Les frères Russell avaient déjà noté que ses citoyens possédaient une bonne oreille. La danseuse Badi‘a Masabnî (décédée en 1977), dira plus tard dans ses mémoires, que tout artiste à la recherche de la notoriété se devait d'affronter à Alep les feux de la rampe.

Plus tard encore, les cafés chantants se déplacèrent pour s'installer dans les faubourgs, comme le fit le Sabîl. Vers les années 50, il était encore bien perdu dans l'immensité désertique du plateau alépin. Depuis il a été littéralement absorbé par la cité tentaculaire, transformé en une sorte d'oasis perdue dans un monde de bâtiment en pleine effervescence de bloc de calcaires et de béton armé. C'est ici que le grand maitre du répertoire alépin Sabah Fakhri a fait ses premières armes. Ce répertoire à un nom: la suite, ou en arabe wasla, ce qui veut dire lié ou rattaché par une série de chaînons. Il s'agit de pièces successives qui s'enchaînent selon les lois de la modalité et qui rassemblent toute les facettes du répertoire. Véritable éventail, la wasla se déroule comme un microcosme de l'univers musical.


La Wasla
Suite de pièces vocales et instrumentales



Le terme de wasla semble récent. Il n'est pas mentionné dans les textes du passé et n'apparaît dans les traités de musique égyptienne que sur la fin du XIXe siècle. Les frères Russell ne le citent pas, mais reconnaissent que le concert alépin enchaîne une succession de pièces. Ils évoquent ainsi l'existence du mawwâl qui s'insère entre "l'air et le récitatif": traduisons, entre la pièce mesurée de type mûwashshah ou qadd et la qasîda improvisée donc libre. Il en va de même au XIXe siècle dans les écrits d'Edward Barker (1876), qui fut consul d'Angleterre à Alep. Ce dernier consigne dans ses mémoires un chapitre qui dépeint l'ambiance festive des noces, relate ses danses, dont celle des épées, et évoque forcément sa musique. Barker ajoute que le concert alépin était généralement très long.

La wasla était sans aucun doute pratiquée conjointement en Egypte et en Syrie, mais les règles d'enchaînement des pièces différaient ici et là. Les Alépins plaçaient la qasîda au cœur de la suite, les Egyptiens s'en servaient pour la conclure. Malgré ces menus détails techniques, les deux pays ont formé un axe musical et des échanges se sont noués de part et d'autre: ils ont donné naissance à une école syroégyptienne, dont Alep occupe une place de choix. Cet axe musical symbolique en soi, était sans doute là pour s'opposer à cette autre suite développée dans l'Empire ottoman parmi les Turcs, sous le nom de fasil.


Le Dawr
Chant mesuré et semi-improvisé sur un poème dialect


de construction binaire, le dawr comprend un premier couplet intégralement composé, le deuxiéme laissant le soin au chanteur de développer en improvisant à partir des thèmes mélodiques exposés en première partie. Si l'Egypte a vu la naissance au XIXe siècle de cette forme tant prisée, léguée à la wasla alépine où elle est désormais incluse, il n'en demeure pas moins que la suite a disparu du côté du Nil avec la montée de la chanson kulthumienne et la mort en 1962 de Sâlih ‘Abd al-Hayy, son dernier représentant La wasla ne se maintient plus de nos jours qu'a Alep où elle est le fer de lance du salon de musique: il ya d'abord la wasla de manière générale qui suit des règles d'enchaînement imposées par la tradition et qui font succéder des pièces mesurées aux improvisations libres. Il existe aussi la wasla de mûwashshah-s, comme la wasla de qudûd, corollaires d'un même tronc commun. Dans tous les cas il s'agit de prendre comme dénominateur un mode de base: le maqâm, qui servira de lien unificateur. Outre l'art de la modulation, la règle d'or de l'esthétique musicale alépine, comme celle de la musique savante arabe du Proche-Orient de manière générale, impose également qu'une accélération légère se fasse sentir. Elle est moins tributaire du tempo à proprement parler, mais relève d'un enchaînement subtil de pièces aux rythmes de plus en plus légers qui apporte ainsi l'illusion d'une accélération.

Dans la wasla alépine, il est demandé au chanteur une connaissance parfaite de la langue arabe et de ses intonations, puisque celui-ci est appelé à illustrer une langue classique (qasîda), semi-classique (mûwashshah), dialectale (dawr, qadd, mawwâl) et bédouine (mawwâl baghâdî) avec les intonations d'usage à respecter et sur lesquelles il sera jugé.

Le style adopté par Sabri Moudallal au cours de son interprétation, est marqué par un souci continu d'improvisation. C'est sans doute le trait de génie de Moudallal, qui ainsi se sépare de ses confrères et autres chanteurs alépins. Il enjolive à bout portant et à tout moment, ces différentes pièces fixes à l'origine et transmises par la tradition: mûwashshah, qadd. Cette liberté d'expression qui dans le langage du musicien porte le nom de harakât, littéralement vocalisations, donne vie à un contour rigoureux, et instille une couleur particulière, vivifie l'interprétation qui en devient son moteur principal. C'est un véritable tour de force que de transformer un répertoire qui pourrait facilement sombrer dans l'académisme, en le recréant à chaque instant, en lui insufflant ce je ne sais quoi, qui fait la grandeur de l'artiste.

A l'instigation de J.J. Weiss, et pour donner plus de panache à ces variations inventives, une sorte de joute amicale se noue avec cette autre coqueluche locale, le chanteur Omar Sannini. Celui-ci alterne avec Sabri Moudallal de telle manière, qu'a chaque moment la création se renouvelle. Cette présence de deux solistes n'est pas courante dans le concert alépin: mais elle permet de le raviver, sans atteindre à ses fondements. Grisés par l'ambiance, les instrumentistes se laissent aussi entraîner par cette tonicité de l'improvisation. Ils la déclinent à tour de rôle au moyen du taqsîm, terme qui sous-entend une improvisation instrumentale, faisant de ces enregistrements quelque chose dont la nature se révèle à la fois fixe et mobile: ici forme et contenu éclatent et en deviennent l'essence.

Pour les besoins de ces enregistrements les musiciens nous donnent á entendre une version peu orthodoxe de la suite qui, si elle ne procède pas de la façon habituelle d'agencer les pièces constitutives, n'en recèle pas moins ses qualités intrinsèques. La suite est ici ordonnée autour de cinq formes principales: qasîda, mawwâl, mûwashshah, dawr, qadd, auxquelles se greffent des pièces de préparation et d'appoint: layâlî, taqsîm, et samâ‘î.


La Qasîda
Improvisation vocale sur un poème classique


Bien que la qasîda s'avère être la forme poétique la plus ancienne, puisque ce poème monorime et monomètre est attesté dès l'époque pré-islamique et constitue le moule par excellence de la poésie arabe, la façon syrienne de l'interpréter est conforme à l'égyptienne du tournant du XXe siècle, art dans lequel les Égyptiens se sont montrés de très grands maîtres. Il n'en demeure pas moins que les Alépins ont réussi à élever la qasîda à un niveau équivalent de perfection. La qasîda exige un gros effort de concentration: elle éclate comme un cri douloureux, qui nécessite une attention soutenue, elle délivre un message que la modulation permet d'avancer et d'enrichir. Elle doit être menée avec la plus grande attention et réclame de son interprète une présence à toute épreuve. Cette improvisation mélodique libre sur une langue classique forme le cœur de la wasla alépine. En outre et tout comme en Égypte, la qasîda, ainsi que le mawwâl peuvent être improvisés sur un ostinato (canevas rythmique).


Le Mawwâl
Improvisation vocale sur un poème dialectal


Le mawwâl n'est pas originaire d'Alep. Cette forme poétique ancienne, qui lors de son apparition à. l'époque abbaside a été qualifiée de déploration, s'est largement diffusée dans la culture musicale arabe, quasiment dans sa globalité. Le mawwâl se manifeste avec force dans la cité d'Alep au XVIIIe siécle. Tant les frères Russell qu'Edward Barker un siècle plus tard, insisteront sur son importance, faisant de cette improvisation vocale le centre névralgique du salon de musique. Il est vrai qui la même époque, le mawwâl est également très répandu en Égypte où il fera l'objet d'une attention particulière de la part des membres de l'Expédition d'Égypte du général Bonaparte. Le mawwâl s'articule autour d'un court poème, en langue dialectale ou semi-classique, librement interprété et qui, dans certaines circonstances et en raison de son contenu poétique, peut prétendre au qualificatif de ghazal, dans la mesure où il traite de l'être aimé. Le mawweil est toujours présent dans la wasla où il constitue l'un de ses points forts. Il témoigne ainsi non seulement d'une vitalité certaine, mais d'une continuité à toute épreuve entre les siècles passés et nos jours, puisque Alep est connu pour la qualité de cette improvisation.


Le Mûwashshah dit "Andalou"
Chant mesuré sur un poème classique


Le mûwashshah alépin pose problème et soulève de nombreuses incertitudes quant â ses origines chantées. En 1955 a été publié à Alep la fameuse anthologie de Fu'âdl Rajâ'î et de Nadîmm Darwîsh, Min Kunûzînâ al-halqa fal-ûlá fi al-mûwashshahât al-andalusiyya, [De nos trésors: le premier cycle des mûwashshahât andalous], ouvrage majeur que tout chanteur sérieux consulte sans relâche et qui moins qu'une partition qu'on déchiffrerait, sert plutôt d'aide-mémoire, car chaque interprète est personnellement nanti de variantes transmises par l'oralité. Ce livre canonique montre que le mûwashshah chanté à Alep suit les règles de la musique ottomane, et notamment son équivalent turc, le sarki, c'est-à-dire que ses formes vocales ne se décomposent pas en rythme simple, comme le font les homologues algériens ou marocains, mais se moulent dans des cycles rythmiques complexes: 7/4, 10/8, 14/4, 17/4, 20/4, 32/4 etc. Pourtant cet ouvrage, véritable somme en soi, attribue au mûwashshah le qualificatif d'andalou (mûwashshah andalusî) et par conséquent l'impute à l'histoire prestigieuse de cette contrée. Il est vrai qu'en tant que poème, le mûwashshah est né dans le pays arrosé par le Guadalquivir.

La corrélation entre la ville d'Alep, le mûwashshah et l'épithète andalou se devine pour la première fois, en 1864. C'est l'époque où un moine alépin du nom de Yûsuf Ayyûb al-Halabî, se rend â Beyrouth où, sous l'impulsion du poète et mécène Butrus Karama, un petit opuscule intitulé al-Darârî al-sab‘ ay al-mûwashshahât al-andalusiyya [Les sept chemins ou les mûwashshah-s andalous] voit le jour. Cette propension des Alépins pour l'Andalousie, mise en exergue par le titre de l'opuscule, reste entachée de mystères. Elle est, semble-t-il, la première du genre. Pourquoi cette manifestation andalouse soudaine et cette attraction pour un monde du pané? Ou bien l'auteur ne faisait rien d'autre que de publier un recueil de poèmes écrit dans le style du pays d'origine, al-Andalus. Ou bien la ville d'Alep voulait échapper â l'influence ottomane qui s'y exerçait, et raviver symboliquement un rattachement historique avec l'Occident arabe. Le mûwashshah ne forme pas uniquement le répertoire de la musique profane. On le rencontre également dans le domaine religieux de l'Islam alépin et syrien, celui de l'hynmologie sacrée, où il suit les mêmes règles musicales que son homologue profane et où il est par ailleurs très prisé. Dans ce cas, le genre est alors appelé tawshîh ou mûwashshah dînî, sans qu'il faille recourir à la référence andalouse. Les mûwashshah-s ne sont pas uniquement des héritages du passé. Ils ont été constamment remaniés ou composés par des musiciens nouveaux, mais dans le style ancien.


‘Umar al-Batsh (1885-1950)
Un grand rénovateur du míiwwashshah alépin


La ville d'Alep honore ainsi La mémoire d'‘Umar al-Batsh, son défenseur et son propagandiste le plus prestigieux. Celui-ci a laissé un héritage de près de 140 mûwashshah-s de sa composition, et a ajoute a ceux transmis de manière défectueuse par la tradition, la section (khâna) qua manquait à l'édifice, comme le montre l'exemple de la wasla en hijâz kâr kurd (index 5) dont le mûwashshah: Tif yâ dûrri [Tourne ma perle rare], colporté anonymement, a trouvé son équilibre final grâce à l'addition d'une section nouvelle composée par ‘Umar al-Batsh. Son oeuvre, loin de sombrer dans l'oubli, est sans cesse interrogée par les interprètes contemporains. Toutefois ceci prouve une chose: les mûwashshah-s archaïques étaient encore moins développés que ceux chantés de nos jours et représentaient donc un état antérieur. Le genre n'a cessé de se modifier pour atteindre sa plénitude probablement dans la première moitié du XXe siècle. Il faut noter également qu'à l'instigation de JJ.Weiss, les khâna-s des mûwashshah-s de cet enregistrement sont interprétés à tour de rôle par les deux chanteurs solistes afin de rompre l'aspect monolithique du chant choral.


Le Qadd
Chant mesuré populaire sur un poème dialectal


Il est fort probable que le qadd soit une création spécifiquement syrienne. Le qadd est une chanson en dialecte alépin, dont le court poème de base découle assurément du modèle poétique du mûwashshah. En revanche sur le plan musical, il s'en sépare. Le qadd valorise le rapport couplet-refrain absent dans l'élaboration du mûwashshah. Généralement le qadd est bâti sur des mesures simples, binaires ou ternaires. On dira de lui qu'il procède de la chanson citadine mais populaire, et s'est greffé à la suite wasla on il représente, par son côté léger, son pan conclusif et final. Le qadd peut aussi être placé dans une succession de pièces autonomes qui porteront à ce moment le nom de waslat al-qudûd. A l'origine, le qadd a probablement été un poème d'obédience mystique qui aurait échangé son message initial en langue semi-classique, contre le dialectal alépin et troqué une thématique contre une autre. Quant au contenu des poèmes, ils célèbrent désormais l'amour, la nature, voire la satire sociale. Le qadd atteint son zénith sur la fin du XIXe siècle, puisque cette chanson, comparable à la taqtûqa égyptienne, comme à la pasta irakienne, est mentionnée en tant qu'occurrence dans la wasla égyptienne.

Le Taqsîm
Improvisation instrumentale
Le Layâlî
Improvisation vocale

Le terme de taqsîm est noté pour la première fois dans les écrits ottomans du XVIIe siècle. Un siècle plus tard, le théoricien roumain le Prince Cantemir, élevé à la cour d'Istanbul sous le nom de Kantemiroghlu, révèle dans son traité consacré à la musique ottomane, que le taqsîm improvisation libre, possède une double nature: instrumentale ou vocale. Toutefois dans le monde arabe comme dans l'univers alépin, le taqsîm relève uniquement de l'instrumental. Quant à sa correspondance vocale, elle porte le nom de layâlî (pluriel de lâyl / nuit). Cette dernière n'est signalée dans les écrits égyptiens qu'a partir du XIXe siècle, mais assurément elle devait être colportée antérieurement par l'oralité, car le procédé de l'improvisation vocale ou instrumentale s'avère une structure inhérente de la pensée musicale des peuples d'Orient. Taqsîm comme layâlî sont là pour valoriser les qualités des musiciens et tester leur compétence dans le domaine de la modulation, véritable science musicale en soi, que délivre l'instrumentiste ou le soliste chanteur à chacune de ses apparitions.


Le Samâ‘î
Prélude instrumental mesuré


Dérivé du monde ottoman on sa graphie d'origine semai, elle-même empruntée à l'arabe samâ‘ (audition), s'est à nouveau arabisée en samâ‘î, ce dernier correspond à une forme instrumentale construite sur un rythme à 10 temps introduisant à l'origine la liturgie du Samâ (concert sacré) de la confrérie des Derviches Tourneurs Mawlawi et Bektashi. Elle ouvre en règle générale la wasla. Le samâ‘î a toujours alimenté l'inspiration des compositeurs d'autrefois comme ceux d'aujourd'hui et son répertoire tant syrien qu'égyptien est très riche. L'apparition de ce genre à la cour ottomane remonte au XVIIe siècle on à l'époque, il désignait soit une pièce chantée soit sa contrepartie instrumentée.

Christian Poché